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Critique de Alzie


Mauvais garçon au cinéma (depuis septembre), « alchimiste » (au Grand Palais jusqu'au 22 janvier 2018), Gauguin est aussi dans les livres en cet automne 2017 : de nombreuses parutions figurent aux rayons des librairies, toutes plus séduisantes les unes que les autres. Embarras du choix. Lire ou relire Françoise Cachin, petite fille de Paul Signac et de Marcel Cachin, en version augmentée rééditée (Flammarion) est toujours recommandé en ce qui concerne Gauguin, voire nécessaire pour les chercheurs d'art. C'est vers Stéphane Guégan et un livre plus récent que je me suis tournée ; historien, critique et conservateur à Orsay, j'ai déjà apprécié chez lui le style et la manière quant à « l'ailleurs» des peintres (« de Delacroix à Renoir. Les peintres français en Algérie »). Pour Gauguin « sauvage de Lima », tel qu'il se définissait, l'ailleurs est central et ici le coeur du sujet. « le voyage au bout de la terre » de Guégan sur ce point remplit les intentions énoncées dans la préface : regarder ensemble et sans fard le bourlingueur et le peintre dans la perspective de son époque en démystifiant au passage un certain nombre de poncifs circulant sur l'homme (excès légendaires et « vices »). Surtout, Guégan rend au voyage dans l'oeuvre de Gauguin sa dimension existentielle.

Rien n'est banal chez lui disait déjà Françoise Cachin avec empathie et Stéphane n'apprend rien d'autre, en soulignant d'abord certains éléments biographiques. Outre le voyage qui s'inscrit très tôt dans la vie de Gauguin participant à sa "légende" tout comme à sa maturation artistique par l'entretien d'une nostalgie féconde visible dans son oeuvre (figures de mythologie archaïque de sa céramique, sa sculpture et sa peinture), Guégan fait le tour des éléments incontournables de sa vie : le « lignage » et l'aventureuse grand-mère, Flora Tristan, l'enfance péruvienne à Lima (son père est mort pendant la traversée Paris/Lima), dans un certain contexte familial hispanique ; le retour en France puis l'engagement à dix-sept ans dans la marine marchande et la navigation autour du monde (1865 à 1871) ; la tutelle d'un riche collectionneur après la mort de sa mère ; le mariage dès qu'il remet pied à terre ; la prospérité parisienne dans le métier d'agent de change, la peinture à ses heures, spéculateur mais collectionneur avisé jonglant entre l'art et la bourse (un musée personnel d'une cinquantaine d'oeuvre parmi lesquelles celles de Cézanne, Monet, Pissarro, Cassat, Jongkind, Degas, Renoir… dont il devra se séparer après 1883 devant les difficultés financières).

Après le krack de 1882 s'ouvre la page d'après : voyageuse mais autrement. Gauguin perd son emploi et décide sa reconversion : vivre de la peinture et en faire vivre sa famille (il a quatre enfants et un cinquième en route). Elle doit être lucrative – n'entendez pas facile et commerciale. L'argent est chez Gauguin la mesure de la valeur de l'artiste (dont l'ambition a précédé les révolutions esthétiques dit Françoise Cachin). Là encore Stéphane la rejoint. le futur artiste n'est pas un béotien, il est féru de peinture et de poésie. Il ne sera pas n'importe quel autodidacte non plus, il apprend vite, surprend Pissarro qu'il a rencontré, venère Delacroix et Manet, Courbet et Cézanne, Baudelaire, expose d'abord avec les impressionnistes dont il se détache. Bientôt ami des frères Van Gogh, de Degas, de Mallarmé... Tout le monde le connaît aujourd'hui mais, à l'époque, sa lubie d'être peintre effare. L'ami Pissarro le premier, un des patrons de l'impressionnisme qui, à Pontoise depuis 1878, dirige et voit ses premiers paysages, détecte son talent. le bougre croit en son étoile, voire en son génie, loin d'imaginer un quelconque fiasco artistique et surtout familial qu'il n'évitera pourtant pas. L'argent fera souvent défaut et les certitudes s'effriteront face aux doutes, certaines années au désespoir (1896-1897). Excepté Aurier au Mercure de France les railleries et autres incompréhensions des critiques à son encontre seront très nombreuses. Revenons aux voyages.

Chez Gauguin, la « terrible démangeaison d'inconnu qui me fait faire des folies » (lettre à Emile Bernard) et la tout juste acquise liberté d'artiste, à vouloir faire et dire autrement, vont se conjuguer pour nourrir des rêves de départs successifs très personnels, excepté peut-être la désastreuse parenthèse de Copenhague. Les voyages et les rêves qui les accompagnent - Guégan le montre très bien - sont pour le peintre une puissante et indispensable promesse d'inspiration ou de ressourcement. le texte se structure entre les séjours à Rouen, Dieppe et Pont-Aven 1 et 2, Arles puis le Pouldu, Panama, La Martinique, auxquels s'ajoutent les projets au Tonkin et à Madagascar ; enfin, les deux périples en Polynésie. A bonne distance des clichés et anachronismes de certains points de vue Stéphane Guégan, moins ouvertement empathique que Françoise Cachin mais tout aussi pertinent, remet dans la juste perspective une oeuvre qui déroge et dérange. Son analyse de plusieurs critiques émises au sujet de Gauguin : folklorisme, colonialisme, exotisme etc., n'élude rien et leur oppose un ensemble artistique cohérent où idée et matière, vie intérieure et imagination fusionnent hors de tout idéalisme et devant largement, au contraire, au réel et aux voyages en particulier. Ensemble qui tire sa beauté singulière d'une tentative de compréhension des êtres, inséparable de l'esprit des voyages, et d'où se dégage une infinie poésie lisible, à la fin, dans les portraits maoris ou les sables roses de la période marquisienne.

La vingtaine d'années qui sépare son premier grand nu, en 1880, « Suzanne cousant » des nus tahitiens quand il a tourné le dos à l'Europe et, les "Pommiers de Pontoise" des pastorales du Pacifique, permettent de comprendre bien plus qu'une évolution : une "grande récapitulation". La formule choisie par Guégan est belle et appropriée. L'usage de l'art chez Gauguin est lié a celui du monde et son oeuvre reste pétrie de ses voyages. Gauguin s'inscrit, selon l'auteur – au-delà de toutes les ruptures esthétiques (cloisonnisme, synthétisme, symbolisme) et des casquettes qu'on lui a fait porter (chef de l'École de Pont-Aven notamment) – dans une démarche bien plus personnelle, « intellectuelle et existentielle », imprégnant aussi ses écrits. Ce que ces pages - grâce au renfort de l'iconographie et d'une documentation variée -, parviennent assez bien à faire sentir. le testament pictural exécuté à Tahiti en 1897, fresque et synthèse picturale du destin humain : « D'où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ? », alors qu'il envisageait le suicide, où s'accomplit une forme de syncrétisme religieux, en serait pour moi l'aboutissement.

Quelques mots sur la forme du livre : le choix d'un découpage chronologique lié à la biographie itinérante de Gauguin a des vertus didactiques et documentaires intéressantes face à un texte qui peut offrir certaines résistances de lecture. Illustré par un ensemble d'oeuvres très variées – dessinées, peintes, gravées, moulées, sculptées – mais aussi par des fragments des nombreux écrits de leur auteur. le parcours se fait en six escales au gré de celles qui ponctuèrent la vie mouvementée du peintre. La succession d'autoportraits, sous titrés de citations de l'artiste, rythme assez bien le passage d'un chapitre à l'autre car, autant qu'il a pu se regarder et se questionner, le peintre regarde toujours en direction du lecteur d'aujourd'hui qui le questionne encore.




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