Nul autre peintre que Gauguin n'aura autant bourlingué et fait entrer l'esprit de voyage, et le choc des cultures que celui-ci favorise, dans le langage des formes. Cette double nécessité l'apparente aux poètes qu'il a adulés, le Mallarmé de "Brise marine", le Rimbaud du "Bateau ivre" et, en premier lieu, le Baudelaire des "Fleurs du mal" en sa créolité obsessionnelle. Marin, Gauguin l'est jusqu'au bout des ongles, et tous les témoignages, des Américains de Pont-Aven à l'ami Van Gogh, s'accordent à le peindre en termes irréconciliables, doux et rude, noble et malsain, subtil et obscène, capable de citer la Bible, Shakespeare ou Verlaine comme de chanter à tue-tête les rengaines les plus salées. Sexe facile, nostalgie profonde et recherche de l'imprévu soudent ensemble les exilés de haute mer...
En guise de départ (p. 7)
Depuis l'Antiquité, le monde pleure sa jeunesse. Le sentiment que la civilisation est un progrès et une perte, inséparablement, a engendré très tôt la nostalgie des sociétés que l'on dit moins avancées, primitives, pour le meilleur et pour le pire.
Etrange Cythère (p. 131)
Plus largement, Gauguin, son art et ses écrits participent du grand sursaut antimoderne de la fin du XIXe siècle, qui passe au crible la domination que la technologie et l'argent commencent à exercer sur les hommes. Nous ne sommes pas sortis, à l'évidence, de l'urgence q'il y a à réconcilier, selon les termes mêmes de l'artiste voyageur, âge moderne et condition humaine.
Gauguin n'a cessé de rêver d'une Bretagne qui n'a jamais existé que dans sa peinture, d'un éden salé, peuplé d'êtres simples mais vrais, d'activités primitives, d'une ferveur religieuse que le peintre érige moins en modèle de piété qu'en exemple d'une psyché et d'une société épargnées par le désenchantement rationaliste moderne.
Arles ou l'oeil en rut
Le granit fait homme (p. 76)
La représentation définitive d'une certaine sauvagerie bretonne se fixe au cours des années 1820-1830 dans le reflux mélancolique de la "mort des provinces" qu'a entraîné l'invention révolutionnaire du département. Face aux chantres d'une région fidèle à ses traditions, perpétuant des Celtes la piété, l'indépendance politique et l'effusion poétique, toute une littérature d'esprit rousseauiste ou d'inspiration plus noire insiste sur les traits typiques de la région, coiffe, pardon, calvaire, etc. Flora Tristan comptait parmi ces exaltés de la celtitude. D'autres, comme Souvestre, Brizeux, Flaubert, Renan ou Barrès, ont prolongé et favorisé cet imaginaire de l'Arcadie bretonne, joyeuse ou triste, mais pure et saine, jusqu'à Gauguin.
Premières poussées d'ailleurs
Certitude, celtitude (p. 50)
"Ce que je désire, c'est un coin de moi-même encore inconnu".
Quiconque veut aujourd'hui comprendre Gauguin doit commencer par admettre le sens de ses départs successifs, le besoin de se rendre étranger à soi, autant qu'il se peut, au contact de sociétés suffisamment différentes de ce qu'il quitte, le temps du voyage, pour donner corps à l'impensé et l'"invu".
S'il partit pour la Polynésie, c'est qu'il la portait en lui.
André Breton, 1957