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Au kiosque du Square des Poètes, un prince oriental a déposé à mon intention « Un jardin à Téhéran ». Ce livre a immédiatement à mes sens le goût des grenades, le parfum de la menthe fraîche, et la vue de sa couverture exquise, teintée de curcuma, me jette sur un tapis persan. Je l'emporte sans hésiter, et le courant des « Arabesques » de Debussy se met déjà à m'irriguer intérieurement ! Quelques jours après, j'entame le petit volume et c'est une antique vigne qui me donne ses raisins muscats de la prose poétique la plus sucrée qui soit ! Moi qui rêvais débuter par la poésie nouvelle de Nima Youchij (1895-1958), qui ne tient pas compte du mètre, ni de la rime, presque introuvable en français, je me rabats avec joie sur ce roman qui vient à moi si naturellement.
L'auteure crée un jardin de vocables, si apaisant, où l'amour et l'humour se réunissent pour nous présenter sa famille, la domesticité, la sage-femme, les voisins, les amis, tout ce qu'elle garde dans sa mémoire reconnaissante. C'est le paradis perdu de son enfance et son adolescence d'avant la révolution de 1979 qu'elle ressuscite.
Les oiseaux et les plantes, sans être fabuleux, sont omniprésents sur ces pages, et nous renvoient à la pureté originelle. Comme un jardinier persan, Shusha Guppy produit une atmosphère de safa, « sérénité », sous un soleil tamisé par les grands arbres. Des proverbes, des citations de poètes (Saadi (1210-1292), Hafiz de Chiraz (1325-1390), Firdoussi (Xème siècle), Shakespeare, Isak Dinensen et tant d'autres), des jolies significations de prénoms fusent comme les trilles de rossignol. C'est tout un glossaire de mots persans qui bourdonne autour de nous et la rose de Mohammad nous enivre. Les chapitres, menus comme des miniatures traditionnelles, miroitent devant nos yeux. Hélas, ce bonheur est fragile, les vieilles demeures comme toutes les belles choses sont fauchées au nom de la « modernité », de l'élevage intensif, ou passent, dans quelques années, dans les mains des pilleurs.
La première scène est frappante : une ruelle étroite, un moulin à huile, tiré par un cheval aux yeux bandés, enchaîné à la roue. Il tourne en rond dans la pénombre d'une pièce : « jour après jour, année après année, s'imaginant qu'il est en train de galoper dans une prairie de marguerites, pour un sac d'avoine en fin de journée… » « Ni le chameau ni aucun animal ne connaît la rancune », lit-on beaucoup plus loin, car dans l'éternelle ritournelle de l'existence, les hommes et les bêtes ont cela en commun qu'ils portent chacun son fardeau.
La narratrice commence par décrire tranquillement ses ancêtres, leur métier, des pleurs de femmes, des coutumes barbares, des naissances et des disparitions. Puis Kazem, son père, apparaît à la page 57, et c'est le jour et la nuit, les feux follets dansent ! Ce personnage continue à briller pour nous tout au long du livre autant que Shusha l'admire. Elle retrace le parcours spirituel de Kazem depuis sa naissance. C'est celui qui « s'était faufilé à travers les mailles du filet, comme cela arrive parfois : L Histoire ne démontre-t-elle pas combien la civilisation et le progrès doivent aux « brebis galeuses » ? La liberté se nourrit d'hérésie. » Kazem est un universitaire, il est beau, accommodant, courtois, drôle, un rahat-loukoum d'homme ! C'est aussi un sage que tout le monde vient consulter. L'auteure écrit : « Il était notre divinité, aimante mais lointaine ». « Mon père, pourtant l'une des rares personnes à oser tenir tête à Riza Shah, n'eut jamais eu l'audace de s'opposer à ma mère ! » Kazem est invité d'honneur des premiers salons littéraires où Shusha est emmenée aussi malgré son jeune âge. Victor Hugo y est hautement vénéré. Shusha est fruit d'un couple heureux. La façon comment elle se souvient du nécessaire à barbe de son père, en écaille et en or filigrané, de sa bibliothèque, à travers de somptueuses descriptions, m'a fait immédiatement penser à l'enfance privilégié de Vladimir Nabokov à laquelle l'écrivain russe a dédié le livre « Autres rivages », mon livre adoré depuis toujours et commenté avec ferveur. Pourtant, à sa sortie en 1988, l'oeuvre de Shusha Guppy est plutôt saluée comme un nouveau Tchekhov.
Shusha quitte très jeune ses parents pour étudier en Occident et les soubresauts de l'Histoire jouent plutôt un rôle positif dans sa vie. Durant ses années de la maternelle, de l'école élémentaire, du lycée, elle se développe comme l'enfant de la nouvelle Perse progressiste gouvernée par Riza Shah. Même si elle se voit, avec le recul, insolente et dissipée, sa curiosité est sans bornes, son coeur s'ouvre à l'amitié et aux passions. Elle se familiarise avec la musique de Mozart, de Schubert, avec les chansons françaises et celles de Frank Sinatra, avec les danses en vogue. Son frère Nasser, artiste peintre, va l'école des Beaux-Arts. Son oncle Emad traduit en persan « le Malade imaginaire » de Molière et le met en scène dans un des premiers théâtres modernes de Téhéran.
Le chapitre qui parle des premières salles de cinéma m'a touchée particulièrement par son intérêt sociologique, le comportement des spectateurs, surtout dans les cinémas des quartiers pauvres : « Les grivoiseries fusaient pendant les scènes d'amour, on criait pendant les scènes d'action pour encourager le héros, on acclamait le vainqueur… tout en continuant à bavarder avec son voisin :
— Fermez cette p… de porte ! rugissaient les spectateurs chaque fois que quelqu'un avait le malheur d'entrer ou de sortir en laissant entrer le jour. »
Ici, les ressources de la civilité s'épuisaient trop vite ! Mais la vulgarité, la grossièreté et l'insalubrité de ces lieux n'existent plus à l'époque de Shusha : le cinéma petit à petit est devenu un divertissement destiné à l'élite. Elle détient ces anecdotes de leurs fidèles domestiques avec qui elle est copine.
Le rite du hammam et des ablutions, étant la première étape de la prière quotidienne, articule la vie de la communauté. Cet endroit convivial est idéal pour recevoir des informations gratuites, rumeurs et confidences, et les masseuses, dallaks, y servent aussi d'entremetteuses. Les hammams, il en existait des huppés et des modestes, mais c'était toujours un délice : « Je revois Arous me rinçant les pieds dans un petit bassin où flottent des pétales de rose ». le quotidien est ponctué de ramadans pour cultiver une foi plus puissante que les exigences du corps. C'est surtout la soif qui tue ceux qui triment sous le soleil ardent de midi : « Ma langue est comme un bâton qui cogne contre mon palais ». Puis l'excitation monte, arrivent les cornes d'abondance de Norouz, jour de l'an persan, le 21 mars, à l'équinoxe de printemps. Dans un chapitre spécial, la narratrice nous fait généreusement part de tous les remèdes de la médecine ancestrale, s'appuyant sur la diététique et des substances naturelles renforçant l'immunité (des baies, des racines, le safran, mais également « la crotte d'ânesse », des onguents à base de henné et d'urine !)
Puis survient le verbe « aimer », le plus précieux, traduit littéralement par « avoir un ami ». Sur une dizaine de pages, Shusha Guppy nous conte ses interprétations diverses, profondément ancrées dans la mentalité iranienne. Les mille et une nuances du sentiment, de la sympathie à l'extase. Tout le soufisme poétique gravite autour de l'Ami qui peut aussi être le bien-aimé. L'ami terrestre apparaît comme un catalyseur car il initie l'âme à la perception et la fait accéder au pèlerinage vers l'Ami Céleste.
Le chapitre de l'amitié s'ouvre symboliquement sur le mont Demavend, l'Olympe de la mythologie persane. Ce cadre majestueux, à 80 km de Téhéran, accueille la famille de Shusha pendant leurs vacances. Elle décrit les longues préparations pour le voyage jouissives en elles-mêmes. Une verte vallée, l'idylle au bord d'une rivière, une douce mélancolie des couchers de soleil…
L'ultime chapitre se résume à cette phrase : « Je n'arrive pas encore à croire que mes parents m'aient autorisée à partir ». « Ne pars pas ! » lui souffle sa mère. Mais elle abandonne tout sans réfléchir : pas le courage de renoncer au rêve. le roman s'évapore, comme elle, comme le vert émeraude et l'inimitable bleu persan, qui habitaient mes yeux tout le temps de cette lecture singulière.
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Souvenirs d'enfance et d'adolescence d'une fille issue d'une famille bourgeoise et intellectuelle, proche du pouvoir, dans l'Iran d'avant la révolution islamique de 1979.
Ce récit est intéressant pour les détails sur la vie quotidienne d'une famille aisée de Téhéran à cette époque-là, entre traditions et attirance pour l'Occident sensé représenter la modernité.
Cependant, j'ai trouvé que Shusha Guppy faisait preuve de beaucoup de naïveté, comme si elle était encore une enfant, surtout lorsqu'elle parle de son père ou qu'elle évoque la situation politique. Certains passages concernant les domestiques ou le « petit peuple » m'ont plutôt agacée, on sent bien qu'elle n'est pas « n'importe qui ». Comme elle dit : « nous avons grandi avec l'impression d'être des privilégiés, non seulement en raison de nos origines familiales récentes, mais aussi à cause de cet antique héritage royal et spirituel. »
J'ai été déçue par le coté superficiel de ce témoignage et le manque de modestie de l'auteure.
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J'ai voulu relire ce livre que j'avais déjà lu il y a une dizaine d'années et le bonheur de lire ces mots et ces phrases est bel et bien toujours là.
La prose est belle et délicate et même si la profusion de personnages et d'anecdotes est peut être le petit point faible du récit, empêchant qu'on s'attache en profondeur aux personnes, il s'agit de mon point de vue d'un des plus beaux livres récents parlant de l'Iran.
A lire, à relire et relire encore de mon point de vue.
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Une enfance dans la Perse d'avant-guerre, tel est le sous-titre de ce récit, et donne assez justement un ton nostalgique sur ce qu'a été le pays de cette femme.
Shusha Guppy est née au bon moment ; elle a grandi à une époque où l'Iran, qu'elle nomme volontairement la Perse en hommage à la richesse de la culture, et de l'histoire de cette civilisation réduite à néant quelques décennies plus tard.

Construit sous forme d'entrées qui n'ont pas forcément de lien entre elles, ce récit s'attache avant tout à montrer que l'Iran telle que nous la connaissons maintenant sous la mainmise d'une minorité religieuse qui terrorise sa population, a connu autre chose, et que la modernité a eu le temps de faire son oeuvre.

L'auteur, née dans une famille aisée d'intellectuels aux idées larges, a connu l'occidentalisation de son pays, l'émancipation des femmes, et a de fait, eu le privilège d'aller étudier en Europe. Si son récit est empreint de nostalgie, il n'en demeure pas moins critique sur la rapidité d'évolution auquel le pays a été soumis. Sa famille a tenté de concilier progrès et traditions, avec le désir ne pas aller trop loin, et ne pas choquer celles et ceux qui n'avançaient pas au même rythme.

« La cadence effrénée à la quelle fut conduite l'occidentalisation dans les années 60 et 70 est en partie responsable de l'explosion de 1979. »

J'ai aimé cheminer avec tous ces personnages, et m'immerger au coeur de ce pays dont on peine à croire ce qu'il fut tant il est tombé bien bas depuis 1979. Il y a de beaux moments d'émotions, de courage, et de sagesse. Il se dégage de cette lecture un charme désuet que l'on aimerait voir revenir.
Lien : http://leblogdemimipinson.bl..
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Un très joli livre. Une émotion douce et tendre par rapport à cette enfance heureuse, libre et remplie d'amour.
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J'ai tellement aimé ce livre! Un goût de paradis perdu, une civilisation qui n'existe plus, un art de vivre dont on touche du bout des doigts le raffinement exquis, notamment le délicat & non moins conventionnel souci d'accueillir comme il se doit!
Et quelle ouverture d'esprit cette famille pourtant traditionnelle & emprunte d'un véritable conservatisme, non pas sclérosant, mais curieux de tout & soucieux de faire au mieux sans tout bazarder au gré du vent & du progrés.
Quant à l'héroïne, on meurt de découvrir la suite de sa vie!
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