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Critique de Dandine


Le nom de Ngugi wa Thiong'o etait sur toutes les levres, sauf sur celles des suedois, qui ont prefere prononcer celui d'Abdulrazak Gurnah. Intrigue, je me suis degotte son Paradis.


La lecture de ce livre fut facile et agreable. L'apres-lecture n'en finit pas de faire eclore differentes pistes, pour sa comprehension et son evaluation.


En premier lieu c'est le genre roman d'apprentissage, de croissance, qui m'a saute aux yeux: Youssouf, un gosse swahili, est confie par ses parents a un riche commercant caravanier en tant que “rehani", comme caution de dette. Il travaillera quelques annees au magasin de celui-ci, puis sera mis au service du tenancier d'un autre magasin dans un petit bourg, pour enfin prendre part a une expedition caravaniere a l'interieur des terres kenyatis, vers le lac Victoria, avec son maitre, le “seyyid" Aziz. L'expedition s'avere desastreuse, physiquement et economiquement. Au retour, Youssouf qui est devenu un beau jeune homme, est convoite par la vieille femme de son maitre et s'amourache quant a lui de la deuxieme femme, plus jeune, de celui-ci. La situation devient dangereuse pour lui et sur un coup de tete il s'engage dans les “askaris", les troupes indigenes que recrutent les allemands a la veille de la premiere guerre mondiale.


Au fur et a mesure de la lecture s'est impose a moi un autre dessein, qui surplombe et transcende cette intrigue: decrire et caracteriser une societe Est-Afriquaine (Kenya et Zanzibar) avant la colonisation europeenne et au tout debut de celle-ci. Une societe composite, ou s'entrecroisent sans vraiment se melanger les riches commercants esclavagistes de Zanzibar, musulmans originaires d'Oman, les swahilis autochtones du continent, islamises sur la Cote et animistes a l'interieur des terres, les hindous commercants et preteurs d'argent, et, derniers arrives, les europeens qui jouent sur les antinomies existantes pour instaurer un nouvel ordre grace a la superiorite ecrasante de leurs armes et s'emparent peu a peu des meilleures terres.

Gurnah decrit une jungle humaine. A l'interieur, des tribus guerrieres ranconnent les agriculteurs, raflent leurs femmes, volent leurs enfants pour les vendre comme esclaves aux caravaniers musulmans, et des fois les massacrent pour s'emparer de tous leurs biens. Sur la cote les musulmans font la loi, grace a l'economie caravaniere et esclavagiste qu'ils ont instaure.

Dans ce contexte, la decision de Youssouf de fuir son ancien maitre, qui lui etait malgre tout bienveillant, de fuir son ancienne vie, n'est peut-etre pas un acte dicte par la panique et le desespoir, un acte qui signe sa defaite, mais plutot un choix raisonne: il ne sait pas ce que lui reservent les allemands mais en tous cas il ne sera plus esclave. C'est la premiere decision qu'il ait pris pour lui-meme, jusque la c'etaient toujours d'autres qui decidaient de sa vie. Une decision qui abolit son servage et lui permet l'espoir d'une autre vie. Meilleure? Il ne sait, mais c'est son espoir.


Gurnah n'est pas tendre avec les colonisateurs europeens. Il ne laisse percer aucune illusion sur leurs buts ni sur les moyens qu'ils emploient pour les atteindre. Mais la societe afriquaine sur place qu'il decrit est terrible. Une societe cruelle, ou l'hostilite est le rapport humain le plus courant, asphyxiee par l'asservissement, par l'esclavage endemique, une societe qu'une minorite rapace vide de ses richesses. Une societe ou les imperialistes europeens ne feront, au pire, qu'intensifier l'oppression, mais pourront peut-etre aussi, pour certains autochtones, ouvrir de nouveaux horizons. Et je percois dans le titre du livre beaucoup de douleur. Parce que bien que l'auteur integre dans son livre une discussion entre musulmans et hindous sur ce qu'est le paradis promis aux justes, bien que nous soit decrit amplement le jardin paradisiaque du seyyid Aziz, pour moi le titre s'adresse et designe la societe decrite. Paradis? Vraiment? Si cela etait le paradis que sera l'enfer?


Finalement, c'est en ecrivant que je realise la presence d'un autre substrat dans ce livre. Les reminiscences d'une histoire mythique, idyllique, qui est ici transposee et tronquee, parce qu'ici, dans ce “paradis" elle ne peut bien finir. C'est l'histoire biblique de Joseph en Egypte. Youssouf est Joseph. Comme lui, il a ete vendu en esclavage par sa famille. Comme lui, il a des reves et son entourage le prend pour un fou ou pour un devin. Comme lui, il est d'une beaute angelique et la femme de son maitre tente de le seduire. Mais la s'arrete le parallelisme. Si Joseph devient un grand d'Egypte et sauve ce pays de la famine, Youssouf fuit celle qui le seduit et nul ne sait ce qu'il deviendra. Dans le “paradis" ou il se meut on ne peut envisager une fin aussi enchanteresse que celle du Joseph biblique. Encore une fois, je me dis que le titre du livre est empreint d'une certaine amertume. Paradis?


C'est en tous cas un beau livre. Facile a lire mais pas si facile a digerer. Si je juge par lui, le seul que j'ai reussi a trouver, l'academie Nobel s'est dotee d'une belle parure.
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