Olofsson devait l'admettre : le seul truc qu’il connaissait sur les camps, il le devait à La Liste de Schindler. Il pensait encore à la scène du balcon avec Ralph Fiennes. Le personnage incarné par Fiennes avait vraiment existé. Un taré pareil qui tirait les prisonniers comme des lapins en fumant une cigarette, c'était proprement incroyable, non ? Hitler avait invité tous les psychopathes du pays à tuer quiconque n’était pas aryen comme on écrase des fourmis. De gros, gros malades, ces SS. Des escadrons de serial killers à qui on avait donné le droit de tuer à volonté. L'œuvre de Hitler. Une sale page de l’Histoire.
La profileuse sirotait sa Guinness comme un Bordeaux grand cru.
Et soudain elle les entendit. Tous ces enfants. Leurs hurlements. Sombres et sauvages. Des lamentations pétries de chagrin et de désespoir. Elle posa sa main sur celle de l'enfant qui gisait à côté d'elle, une menotte glaciale et maigre et elle lui dit de pleurer, de pleurer avec tous les autres jusqu'à ce que sa peine ne pèse plus sur son cœur, jusqu'à ce que la douleur s'évanouisse. Elle lui dit que, maintenant, elle les entendait tous, et qu'ils n'étaient plus seuls.
- Le block 46, c'est l'antichambre de la mort, intervient Michal, qui venait de quitter la table.
Ceux qui entrent n'en sortent pas.
Kristian Olofsson se resservit du café. La femme à l'allure chevaline, dont il avait oubié le nom, lui tendit sa tasse comme s'il était son valet de pied. Ces nénettes des capitales, il ne pouvait pas les blairer. Celle-ci puait le fric, en plus, avec son sac assorti à sa ceinture à ses godasses, et cet air supérieur de "mon-bracelet-coûte-six-mois-de-ton-salaire-et-je-t'emmerde-espèce-de-gueux".
Survivre à un camp de concentration est une prouesse inimaginable. On parle de la barbarie des camps nazis, mais seuls les survivants savent quel type d'horreur il y a derrière les mots.
Un de ses camarades de block, celui qui avait avalé son alliance lors de l'inspection d 'entrée et la récupérait inlassablement dans ses excréments, avait parlé de « déshumanisation des prisonniers », Erich avait trouvé le mot bien pudique. C’était comme identifier une maladie en en ignorant les symptômes. Ils n’étaient pas seulement déshumanisés, ils étaient assoiffés, affamés, exploités, torturés, avilis. Buchenwald, c’était une douloureuse étreinte avec la Mort qui n'en finissait pas. Dans chaque action, chaque tâche, à chaque pas.
Pourtant, Erich n'avait pas encore connu le froid. Le vent qui balayait le camp, « le souffle du diable », était aussi mortel que le Luger du SS, avait assuré un Polonais au torse rongé d'ulcères. Lorsqu'il évoquait l'hiver, ce gars pleurait. Il pleurait ses camarades gelés sur le sol qu'il avait dû décrocher à la pelle.
Le gars du train avait raison. C'était bien l’enfer qui les attendait au bout de ce long voyage. Mais un enfer organisé. (p. 18)
Rien de tout cela n'avait de sens. Le trajet. Les morts. La cruauté. La musique. Les corps nus.
Plus personnes ne cherchait à cacher sa nudité, comme si chacun avait déjà accepté d'abandonner son humanité. Et le silence. Le silence de la capitulation derrière la musique malvenue. Les gardes ne leur avaient pas imposé de se taire, mais personne n'osait parler. La peur paralysait les sens: elle avait remplacé la douleur, la soif, la faim, et l'extrême fatigue.
Le gars du train avait raison. C'était bien l'enfer qui les attendait au bout de ce long voyage. Mais un enfer organisé.