Ils s’allongèrent à même le plancher poussiéreux, juste au-dessous de la lucarne. J’entrevis alors ce qu’une jeune fille ne doit connaître qu’au soir de ses noces.
Mon cœur battait à m’étouffer, et je dus délacer mon corset de crainte de m’évanouir. Je ne parvenais pas à porter de jugement sur ce que j’avais vu. J’essayai bien de penser que « c’était dégoûtant », mais cela ne rendait nullement compte, hélas, de ce que j’éprouvais. C’était aussi quelque chose de fort, de violent, quelque chose, en tout cas, qui m’apparaissait comme absolument contraire à l’ennui. L’idée me vint que tout devait se passer de manière à peu près analogue dans le grand lit à baldaquin, à sculptures et à armoiries où la fille d’un comte prend place le soir de ses noces…
C’est tellement singulier, tellement différent aussi de ce que toi et moi avons connu que je n’arrive à trouver aucune image, aucune comparaison. Il faudrait que tu essayes de pénétrer dans un monde de contrainte et de silence préservé par des murailles dont l’énorme poids empêche toute fuite hors de soi. Imagine-moi suspendu à l’instant qui vient, entre un ciel tourmenté et l’abîme où grondent en ce moment des eaux en folie. À certains moments que tu pourrais goûter comme moi, la beauté est intraduisible et si l’on veut échapper à sa force d’oppression, il faudrait la conjurer par la magie des sons, des mots ou des couleurs… ce qui est une fuite évidemment.
Ma vie se trouvait comme multipliée et il aurait été fort déplaisant, à mon avis, que le chien lancé contre moi eût réussi à m’expédier dans l’autre monde. Il m’arrivait de penser avec délectation, au cours de ces lentes journées, au rapport que je me promettais de rédiger dès que j’aurais forcé la vérité, telle une renarde aux mille ruses, dans son gîte encore ignoré. Parfois aussi, je l’avoue, j’oubliais pour quel motif je me trouvais là, et je me laissais captiver par ces vies que j’avais surprises.
J’ai déniché ce cahier au grenier dans une malle pleine de livres et, comme je m’ennuie souvent, lorsqu’il fait mauvais temps, et que je ne peux monter mon cher Teüflein, je pense que je vais écrire mon journal. Peut-être cela forcera-t-il les choses à se dessiner, à prendre forme, au lieu de rester immobiles autour de moi comme des nuages que le vent oublierait de remuer.
Ce soir, je m’ennuie.
On peut en mourir.
Ma mère est morte il y a deux ans de vertu et d’ennui.
Le temps recommence d’exister. Jusqu’ici, il n’avait plus cours. Des images, des apparitions surgissaient, empreintes d’un imposant caractère de réalité mais c’était aussitôt la chute dans cette espèce de no man’s land où les possibles s’affrontaient – tous les possibles que maintenant j’appelle mes rêves. Le temps était disloqué, écartelé. Tandis qu’à présent, les jours et les nuits recommencent à s’emboîter comme de vieilles habitudes.