Roman du terroir dans la lignée des romans rustiques mâtinés de fantastique d'une
Cécile Coulon (
Une bête au paradis), d'une
Adeline Fleury (
le ciel en sa fureur) ou encore d'un Franck Buysse (L'homme peuplé),
Aliène s'avère être un véritable roman social, radiographie des maux de notre époque, radioscopie d'une certaine jeunesse, roman mâtiné de façon surprenante de touches de science-fiction, prétexte au déploiement du fantastique. Une lecture surprenante, moderne, captivante. Une étrangeté terriblement excitante.
Fauvel, jeune femme d'une vingtaine d'année, éborgnée par un tir de LBD lors d'une manifestation, paumée et sous l'emprise d'une peur permanente depuis son incident, débarque à Cournac pour garder durant quelques jours la chienne du père d'une amie, l'exubérante Mado. Quitter la ville pour la pleine campagne lui sera sans doute salvateur, ce d'autant plus que la sécheresse destructrice est encore plus dure à vivre en ville.
Mais l'ambiance apparait immédiatement étrange. Hannah, la chienne, s'avère être le clone d'une chienne morte adorée (notez que le nom est un palindrome), et entre ses origines peu communes et son agressivité latente, la jeune femme sent que ce séjour en tête à tête avec cette chienne massive ne va pas être une sinécure, ce d'autant plus que les habitant de Cournac semblent très méfiants vis-à-vis de la chienne. Serait-elle responsable des découvertes macabres qui ne cessent depuis qu'elle est arrivée il y a environ deux ans ? Leur bétail est en effet massacré, mutilé.
Ce climat délétère est entretenu par un groupe de jeunes chasseurs particulièrement agressifs, tous ouvriers dans l'usine d'eau minérale du coin, notamment un certain Julien à la virilité crasse et dominatrice, qui eux colportent des récits d'enlèvements d'extraterrestres. A moins que ces récits ne soient que les anciennes légendes du coin revisitées ?
Dans tous les cas, le bouc émissaire semble tout trouver en Hannah.
Ces aliens qui viennent d'en haut donnent le la au thème plus général et plus profond du récit qui est celui de la domination. Domination de l'homme sur la femme, domination de l'homme sur les animaux, domination du capitalisme sur les salariés. Domination des hétérosexuels sur les homosexuels. Domination de la capitale sur la ruralité abandonnée à son sort. Des
aliénés.
Les liens que vont tisser la chienne et Fauvel permettra à la jeune femme de se reprendre en main, de retrouver une certaine verticalité, de se transcender et d'être en lien avec un être vivant au-delà de tout rapport de domination. Dans un sentiment d'amour vrai. C'est la rencontre salvatrice entre deux colères, celle d'une chienne mutante et d'une femme mutilée permettant de se défendre et de défendre ce qui a été blessé et tué.
« Les penses d'Hannah et de Fauvel s'entortillent l'une à l'autre. Crues, rugueuses, infundibuliformes ».
L'ambiance est haletante, la traque de la bête permanente en pleine forêt, où Fauvel ne cesse de s'y égarer, à la fois proie et chasseuse, plongée dans une réalité confuse, poreuse aux divagations et à un onirisme croissant au fur et à mesure du récit. La végétation est broussailleuse, grise, la roche affleure sous la terre, l'herbe est rêche, mêlée de mousses visqueuses, les sentiers inconnus et orniéreux, à l'image du chaos qui règne en maitre dans la tête de Fauvel.
J'ai beaucoup aimé cette ambiance inquiétante où l'ombre de la bête plane entre découvertes sanglantes qui émergent parfois du brouillard épais nimbant le paysage, entre hallucinations et rêves. La plume de l'auteure est éminemment sensorielle, odeurs, couleurs, texture, bruits, et sensations (notamment cet oeil disparu qui pulse derrière l'orbite) sont au centre du récit.
« Elle pense à l'aspect de son visage blessé, elle sent son oeil brûler dans son orbite, elle le sent visé par ces regards, l'oeil de poisson mort qui se liquéfie dans sa joue rougie par les cicatrices, oeil qui coule de façon impromptue, qui ne reflète qu'amati le monde, et cet oeil lui revient comme une marque d'infamie ».
« Lorsqu'il se mettait en colère, toujours pour des raisons inexplicables, il émettait une odeur extravagante et dégueulasse, l'humus aux branchages morts, le soufre des oeufs pourris, la point de fer du sang ou de l'étron malade ».
Roman ultra-contemporain soulevant les questions de l'identité et du genre, de l'animalité, de notre rapport de domination, des manifestations, de la violence et des peurs de notre monde, violence policière, violence masculiniste, violence du réchauffement climatique, j'ai été emportée par ce livre sans rien connaitre de l'auteure. Il s'avère que
Phoebe Hadjimarkos Clarke est une autrice franco-américaine qui avait publié un premier roman
Tabor dont il est fait référence dans ce livre sous forme de clins d'oeil. Elle serait classée du côté de la science-fiction queer. Ici le sens de Queer proviendrait pour moi bien de son sens premier, à savoir l'étrangeté qui plane dans ce roman.
Aliène vient plonger, sous une forme terriblement actuelle, dans les eaux de la mythologie collective, entre loup-garou et bête du Gévaudan. L'amour noué entre Fauvel et la chienne Hannah sera la seule éclaircie dans ce roman par ailleurs d'une noirceur redoutable car éminemment contemporaine. Un roman atypique à découvrir !
Merci à @latelierlitteraire à qui je dois cette découverte ! Son retour est très très convaincant !