Conserver les yeux clos. Refuser de voir en face le présent, le défilé de ces hommes plus âgés que mes propres parents. J'installais des cloisons entre mon cerveau et moi. C'était la condition pour supporter tout cela.
Elle dit, Toute notre vie les hommes nous ont maintenues dans la peur, peur de l’humiliation, peur du viol, peur de la transparence, peur de l’oubli. C’est aussi pour cela que l’on se retrouve ici : l’on choisit d’affronter leur violence pour dominer nos peurs.
Victor me l’avait bien fait comprendre, il trouvait les putes moins fréquentables que les bêtes. Et Victor, j’en étais sûre, trouvait d’innombrables excuses aux bêtes : ce sont des hommes qui se sentent seuls. Qui ont des besoins. Qui décompressent. Qui se déniaisent. Ce sont des séducteurs. Mais sans doute Victor faisait-il preuve à l’égard des putes d’une moindre indulgence : Elles ne se respectent pas. Elles sont indignes. Elles sont vulgaires. Elles sont malades. Ce sont des femmes à problèmes. Il faut les exclure. Elles ne valent rien.
"L'automne s'écoula ; une partie de ma jeunesse se dilapida. C'était quasi imperceptible, un sentiment diffus de spleen, une douleur à la poitrine et le coeur qui battait là, presque sur l'estomac, dans cette plaie béante que je refusais de voir et de laisser voir"
Je trouvais un plaisir vraiment douloureux à faire semblant d’être celle qu’elle aurait vraiment aimée.
Cette somme me permettrait de payer un loyer et de m’acheter à manger, de quoi travailler moins et passer plus de temps à la faculté. Avec deux rendez-vous mensuels, je pourrai en plus m’acheter des vêtements de marque. Les gens m’apprécieraient à ma juste valeur.
Très vite, je m’achetai quelques vêtements dans une boutique du 7e arrondissement : Zadig&Voltaire. Agathe ne le remarqua même pas. Mon nouveau style hors de prix lui semblait tout à fait ordinaire. Elle croyait que je m’appelais Lola – au lieu de Lila – et je ne la reprenais jamais.
C’est dans ces moments-là que naît l’espoir. Pas la rancœur, non : l’espoir. Quand on se fait une promesse à soi-même, que l’on s’engage à fuit le présent. J’aspirais à gagner ma vie rapidement afin de consacrer mon temps à ce que l’on me voie. Ce désir d’exister ne me quitta pas.
Je mis des années à comprendre pourquoi je ne rebroussai chemin. Pourquoi j’éprouvai le besoin de ne pas décevoir ce type dont je ne savais rien ; j’avais été conditionnée à servir les hommes avant d’en arriver là.
Comme chaque nuit, les lumières blanches des réverbères traversaient mes stores et éclairaient les murs de ma chambre. Je ne dormis pas immédiatement. Les yeux à demi clos, j'écoutais le bruit de la ville qui ne dort jamais, celui des touristes attablés aux terrasses des cafés, le vrombissement des pots d'échappement, le murmure du pas des hommes sur le pavé. Il me parut plus puissant que d'ordinaire, je crus d'abord à une tempête de grêle ou à la foudre qui s'abattait sur la cité. Des arbres déracinés. Des toits arrachés. Puis j'ouvris complètement les yeux et tout me parut clair : Tu te trompes, Lila, ça ne peut pas être ça, tu n'entends rien d'autre que ton corps qui gronde, la colère enfouie au fond de ton ventre qui déborde et t'inonde, sa crue qui croît chaque seconde fomente une fronde contre cet ordre qui t'étouffe et que l'on essaie de t'imposer.