AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Kirzy


Kirzy
16 septembre 2023
°°° Rentrée littéraire 2023 # 17 °°°

Cela commence comme dans un conte. Deux fillettes d'une dizaine d'années vivent dans un zoo et s'occupent seules des animaux présents, trayant les rennes, biberonnant un bébé tigre, dormant avec les lamas, s'amusant des facéties d'une maman orang-outang ou admirant la redoutable bande de hyènes.

Sauf que les animaux ne parlent pas et qu'aucune anthropomorphisation ne ressort. Sauf que nous sommes durant le terrible hiver 1944-45, à Budapest, ville martyre occupée par la Wehrmacht et assiégée par l'Armée rouge. Sauf qu'Izeta est tzigane, Sheindel juive, et qu'elles sont les seules rescapées de leurs familles assassinées par les Nazis ou leurs alliés Oustachis et Croix-fléchées. Un jeune homme, Dumitru, lieutenant vétérinaire de l'Armée rouge, vient régulièrement les aider, touché par le destin des fillettes.

C'est ce décalage née de la collision entre conte enfantin et la réalité terrible de la guerre qui rend la première partie absolument sublime. Dans un décor d'apocalypse d'une ville ravagée par les bombardements et d'un zoo laissé à l'abandon après que des hommes affamés aient tenté de s'en prendre aux pensionnaires, le lecteur découvre ébahi le huis clos de cet arche de Noé. La poésie l'emporte sur la Mal et la Mort qui rodent à l'extérieur car seuls des enfants sont encore capables de s'amuser, de s'émerveiller, de se réchauffer à une amitié naissante, même quand le quotidien est dur.

« La stalle des lamas bruissait de mâchonnements lorsqu'elles avancèrent sur la pointe des pieds dans le foin. Un couple s'écarta pour les accueillir. Ils s'appelaient Flor et Diego et appréciaient leurs deux jeunes filles au pair. Sans ôter leur manteau les deux filles se glissèrent au chaud, Izeta se mit à pleurer.
Tu as du chagrin ?
Non, trop fatiguée. Trop, trop. On est petites quand même. 
Le sommeil ne les emporta qu'un temps. Quand Izeta se réveilla, elle sentit que Sheindel l'observait, elle lui prit la main.»

Les animaux jouent un rôle fondamental dans ce roman. Izeta et Sheindel cohabitent et se lient avec eux. Elles doivent leur survie à avoir aimer ces animaux à un moment de leur vie où elles n'avaient plus personne à aimer. Ils resteront des repères durant tout le roman.

C'est vraiment très fort de voir comment Jean Hatzfeld utilise la faune sauvage, même issue d'une longue captivité, pour célébrer son génie d'improvisation, son fascinant libre-arbitre qui leur permettent de s'adapter à des situations nouvelles, bien loin de l'agitation des hommes. Dans l'urgence à survivre, les animaux joignent leur force à celle des fillettes, mettant de côté les déterminismes naturels habituels. Certaines scènes de la première partie sont époustouflantes et laissent une empreinte puissante dans les têtes, les rétines et les coeurs.

Comme le fait comprendre le titre, les deux fillettes seront séparés à la fin du siège. Puis l'auteur propose une magnifique ellipse narrative qui nous amène plus de quarante ans après et nous fait quitter les rives du conte. Les guerres sont toujours présentes en Europe, le long de imperturbable Danube, toujours sous le regard des animaux, mais cette fois, elles se sont déplacées : à Vulkovar puis Sarajevo pendant les guerres liées à l'implosion de la Yougoslavie.

«  Parfois, je pense surtout à papa, dit Izeta. Ou surtout à maman. Ça dépend. Maman disait : On devient ce qu'on a perdu. Tu nous imagines nous, si on devient tous ceux ... Tu penses comment à tes parents ? »

A partir des parties plus récentes, Jean Hatzfeld impulse une réflexion limpide sur le temps et la mémoire façonnée par l'enfance, que les souvenirs soient heureux ou douloureux. Les souvenirs des morts sont omniprésents pour ceux qui ont survécu, ici à la Shoah ou au Goulag, mais lorsque la mémoire se partage, elle peut apporter un certain apaisement.

Une très belle lecture portée par une écriture classique de haute tenue qui développe une émotion discrète et persistante qui surgit régulièrement en embuscade pour toucher profondément.
Commenter  J’apprécie          10520



Ont apprécié cette critique (104)voir plus




{* *}