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Critique de gabb


Il a eu quatre épouses, une fille, et une Grande Passion : Shakespeare. Son maître absolu, le phare de sa vie.
Aujourd'hui il est vieux, sa hanche est douloureuse, son esprit s'embrume. Alors au fil des pages et des jours passés dans l'institut où Sally, son dernier amour, à dû se résoudre à le placer, John s'étiole.
John s'érode.
John s'efface.

Lui le grand spécialiste de l'oeuvre shakespearienne, lui qui jadis faisait autorité dans les colloques consacrés à l'immense dramaturge, lui l'intellectuel reconnu s'enfonce doucement dans un ailleurs cotonneux, un monde en suspens où peu à peu la raison se volatilise, où le temps se disloque.
Bientôt, seuls vont compter l'observation d'un arbre par la fenêtre, les répliques de théâtre qui très souvent émergent à la surface de sa mémoire défaillante ou encore les caresses de Sally, qui le visite aussi régulièrement que possible et qui assiste impuissante à son inéluctable amenuisement ("Je te jure qu'il y avait des moments où il était vraiment présent, où on avait l'air à deux doigts d'une connexion. Et puis, la minute suivante, plus rien de ce qu'il disait n'avait de sens. Pas comme s'il était dans le brouillard, mais comme s'il était lui-même un brouillard").

Tout ça est douloureux, très juste, très émouvant ; ça dit beaucoup sur l'horreur de ce mal (pour le premier intéressé évidemment, qui chaque jour voit sa vie s'effilocher en se demandant ce qu'il fait là, mais aussi et surtout pour ses proches...)
Bien sûr au début John enrage de voir ses facultés décroître ("Toute sa vie, il a été vif, intelligent, sagace, appliqué. Son esprit était un moteur, un faucon, une porte ouverte. Jamais jusqu'ici son cerveau ne lui avait fait faux bond"), mais à mesure que ses souvenirs s'évaporent, porté par les vers de Shakespeare et par l'amour de sa femme, il finit par accepter de s'abandonner au chaos.

Et comment n'être pas touché par le spectacle de cet homme qui se fane et qui un jour ne reconnait plus les visages mais "fouille les yeux, veut trouver du sens, veut comprendre" ? Et par celui de sa fille Miranda, avec qui il était brouillé de longue date mais qui semble enfin prête, dans ces ultimes moments, à s'engager sur le chemin de la réconciliation ?
Comment ne pas se laisser séduire, aussi, par l'écriture délicate de Jean Hegland et par le portrait sensible et pudique qu'elle dresse de ce docteur en littérature, transformé sous nos yeux en "roi Lear divaguant" ?

Comment n'être pas enfin un peu déboussolé par la construction atypique (mais brillante !) du roman, faite d'allers-retours incessants entre les époques, de citations extraites des pièces de Shakespeare et de références pointues à son oeuvre ?
Sans prévenir, souvent au sein d'un même paragraphe, l'auteur entremêle en effet des dialogues (parfois incohérents) entre le vieil homme et ses visiteurs, les poèmes qui l'obsèdent toujours, des scènes du quotidien dans l'établissement de santé et des souvenirs épars ou confus (la rencontre avec Sally, les disputes avec les précédentes épouses de John ou avec Miranda, une conférence désastreuse donnée à Londres, il y a longtemps, et qui sonna le glas de sa carrière...), au point qu'il faut par moment savoir lâcher prise.
Simplement se laisser porter par les bourrasques de sentiments, par le flux de pensées et de sensations, sans trop d'égards pour une chronologie en accordéon que Jean Hegland déforme à loisirs (exemple : "Un autre jour. Ou peut-être le même, en ce temps distors et rebelle. Ou un jour qu'il a déjà vécu, et dans lequel il retourne, puisque le temps a récemment mis au point un ingénieux tour de passe-passe par lequel il s'enroule désormais  sur lui-même, ou se dédouble, permettant à John de revivre certains moments, comme s'il ne les avait jamais quittés, tandis que le reste de sa vie demeure pour l'heure un territoire inexploré.")

Une réflexion poignante sur la fin de vie et sur la puissance salvatrice des liens intrafamiliaux, mais aussi sur l'Art et les traces indélébiles qu'il peut imprimer en nous.
Alors même si par moment, j'ai pensé faire mienne la réflexion de Miranda ("si un jour je me retrouve dans cet état, j'espère que je me souviendrai comment on appuie sur la détente"), je préfère me dire finalement que si un jour je me retrouve dans cet état, j'aurai une Sally et une Miranda à mes côtés...
Et quelques bons livres à ruminer dans ma tête !
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