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Critique de JustAWord


On le sait depuis un certain temps, les éditions La Volte aiment les livres atypiques qui ne rentrent pas dans ces cases. On se souvient du Cinquième Principe de Vittorio Catani ou encore de Kalpa Imperial d'Angelica Gorodischer. Cette fois, c'est au tour de Léo Henry, écrivain français déjà bien établi dans le milieu de l'Imaginaire. On lui doit tout d'abord l'univers Volodinien de Yirminadingrad en collaboration avec le défunt Jacques Mucchielli, mais aussi un nombre impressionnant de nouvelles regroupées dans plusieurs recueils tels que Point du jour ou le Diable est au piano. Auteur inclassable et protéiforme, Léo Henry s'est aussi lancé dans une aventure unique en écrivant une nouvelle par mois qu'il envoie à ses lecteurs abonnés et cela gratuitement. C'est pourtant avec un roman de plus de 500 pages que l'on retrouve le français aujourd'hui qui, si l'on en croit son éditeur, lui trotte dans la tête depuis dix ans maintenant. Son nom ? Hildegarde. le même que celui de la fameuse sainte du Moyen-âge. Mais que nous réserve encore Léo Henry ?

Hildegarde de Bingen
Avant de s'intéresser au roman à proprement parler, il n'est pas inutile de rappeler qui est cette fameuse Hildegarde. Parfois appelée Hildegarde de Ruppertsberg ou Hildegarde de Bingen, Hildegarde est une religieuse ayant vécu au XIIe siècle dans le royaume de Germanie. Touchée dès son plus jeune âge par des visions qui lui offrirait la Parole de Dieu et ses enseignements divins, elle entre au couvent à l'âge de huit ans et prend le voile vers ses quinze ans. Ce n'est que vers quarante-trois ans qu'elle commence à consigner ses visions dans un ouvrage qui fera date appelé Scivias. Elle est alors abbesse de Disibodenberg mais cela ne lui suffit pas et elle fonde le couvent de Ruppertsberg. Sa réputation allant croissant grâce à ses enseignements mais aussi à ses miracles, elle reçoit l'approbation papale d'Eugène III et poursuit son oeuvre colossale jusqu'en 1179 où elle meurt à l'âge de quatre-vingt un ans. Par la portée médicale, théologique, artistique et linguistique de son travail, Hildegarde est une figure majeure du Moyen-âge en Europe. Elle n'est cependant proclamée Docteur de l'Eglise qu'en 2012 par le pape Benoît XVI. C'est ce personnage que se propose de nous faire (re)découvrir un Léo Henry que l'on sent particulièrement captivé par l'empreinte qu'elle a laissé sur le monde.

L'art du récit enchâssé
Pour atteindre le but difficile de livrer un portrait total d'Hildegarde, Léo Henry ne pouvait pas se contenter d'une biographie linéaire. Il s'amuse alors à faire ce qu'il fait le mieux : il enchâsse ses récits et alterne les histoires à la façon de sa nouvelle Les Trois livres qu'Absalon Nathan n'écrira jamais parue dans l'anthologie Retour sur l'Horizon et lauréate du Grand Prix de L'imaginaire. Hildegarde est un savant labyrinthe littéraire qui mélange à parts égales histoire, légende et théologie. Surprise pourtant, le roman ne parle pas forcément de façon directe et frontale de la sainte de Bingen. Il débute plutôt sur la vie de quatre autres saintes proposées à la chaîne : Hélendrude, Cordula, Ursule et Elisabeth. Immédiatement, quatre femmes, quatre épopée, quatre légendes. C'est ensuite un homme qui prend le relais avec l'évocation durant une cinquantaine de pages de Johannes Trithème, un abbé bénédictin resté célèbre pour son travail sur la linguistique et la cryptologie. Puis, le français plonge dans la Première Croisade et nous refait l'histoire de Philippe d'Alsace au passage. Mais…que fait Léo Henry ?

Hildegarde, produit de son époque
En réalité, l'auteur français reconstruit le personnage historique sous la forme d'un puzzle. Il collectionne les personnages qui vont influencer la vie de la sainte d'une façon ou d'une autre : Ursula et ses onze mille vierges, Jutta et son amour interdit, Trithème et sa redécouverte de la Lingua Ignota, les saints Rupert et Disibold qui donneront leurs noms aux abbayes que fréquentera Hildegarde… Mais mieux encore, Léo Henry capture l'essence de l'époque médiévale à travers les grands événements qui jalonneront de près ou de loin la vie de la Sainte. C'est ainsi qu'il nous plonge pendant quatre-vingt six pages dans une Première Croisade extatique et sanglante ou qu'il croise Parzifal, Siegfried et Dietrich dans sa propre version de la Chanson des Nibelungen. Un travail proprement titanesque mais payant qui offre au lecteur un récit protéiforme d'une densité hallucinante. Hildegarde n'est pas simplement la vie et l'oeuvre d'un sainte, c'est aussi et surtout une peinture impressionniste du Moyen-âge à l'aune de la chrétienté et des légendes populaires.

L'Histoire en tant que légende
Léo Henry réfléchit tout du long de ces 500 pages sur bien davantage que la vie de la Sainte Hildegarde. En déconstruisant et reconstruisant les légendes, en remontant les sources historiques ou en les compilant, Léo Henry s'interroge sur la place de l'Histoire, la vraie, la grande, celle avec un H majuscule. Qu'est-ce que l'Histoire si ce n'est une énième légende ? Où s'arrête la légende et où commence l'Histoire ? Léo Henry se questionne sur la formation de notre Histoire, sur la façon dont l'homme construit, magnifie et parfois ment sur son propre passé, faisant naître des mythes plus que des faits, des héros plus que des personnages réels. L'archétype de cette réflexion, le fabuleux passage sur la Première Croisade où Orlando lui-même, notre narrateur de circonstances, se demande s'il rapporte bien toute la vérité à son auditoire. le collage de tel ou tel récit n'a, dès lors, plus d'importance. Léo Henry peut faire ce qu'il veut et mélanger ce qu'il souhaite. Il peut parler de l'histoire de saints et de martyrs, refaire la Genèse ou l'Apocalypse, ou nous exposer Hildegarde par les yeux de son époque, de ses légendes et de ses “apôtres”.

Anamnèse de Lady Hildegarde
Curieusement, on lit dans les remerciements qu'un certain Laurent Kloetzer a travaillé sur le manuscrit d'Hildegarde. Ce n'est certainement pas un hasard tant Hildegarde renvoie à un autre chef d'oeuvre, de la science-fiction cette fois, avec Anamnèse de Lady Star de Laurent et Laure Kloetzer. Comme pour l'elohim d'Anamnèse, Hildegarde n'est jamais véritablement perçue frontalement. Elle se devine, s'assemble et se construit par des témoignages successifs. Au cours du chapitre Vita Hildegardis, Léo Henry convoque les témoins pour rapporter l'élue. le lecteur s'amuse alors patiemment à confronter les points de vues des uns et des autres, à emboîter les étapes de la vie de cette sainte à nul autre pareil…et construit sa propre image d'Hildegarde. Est-elle la plus exacte possible ? Pas forcément, mais elle sera la plus personnelle qui soit. Léo Henry joue avec la perception de son lecteur comme il joue avec son récit. En bon prestidigitateur, il substitue parfois le mythe au réel, remplace l'histoire par le merveilleux. Et l'on en redemande. Parce que Léo Henry maîtrise non seulement son sujet d'une façon fort impressionnante mais aussi, et surtout, parce que sa plume accomplit autant de miracles que sa sainte Hildegarde elle-même. On lui savait un style fort et élégant, mais il l'élève ici au rang d'oeuvre d'art, livrant des réécritures d'une beauté saisissante et, finalement, scotche gentiment le lecteur à la page.

La femme révélée/révérée
Mais Hildegarde, c'est aussi, et avant tout, une histoire de femmes que Léo Henry finit par synthétiser par l'édifiante représentation théâtrale hautement symbolique de l'avant-dernier chapitre, Mayence. À travers Hildegarde et son époque, Léo Henry offre l'un des plus beaux hommages qui soient aux femmes oubliées de l'Histoire qui ont pourtant été l'égales des hommes. Il rappelle en premier lieu qu'au sein même du fait religieux, la femme occupe une place centrale où elle se montre souvent beaucoup plus forte, talentueuse et résistante que bien des hommes. Il donne la parole en creux à ces soeurs et ces martyrs, aux veuves qui ne reverront jamais leurs maris et aux mères éplorées qui attendent sans fin le retour de leur petit garçon de la Croisade ou de la guerre. Hildegarde, cette figure centrale tellement forte perçue tantôt comme autoritaire, tantôt comme douce, devient l'incarnation féministe suprême, la démonstration que l'Histoire n'a pas attendu le féminisme moderne pour abattre les barrières de genre, que certaines se sont dressées et ont érigé des légendes impérissables. Hildegarde, plus qu'un texte sur la libre-pensée, sur la fascination du divin et sur la beauté du fait religieux (au moins autant que sa laideur en fait), Hildegarde est un texte sur la femme, toutes les femmes, conjuguées au passé pour mieux qualifier notre présent.

Hildegarde s'avère un livre monstrueux. Un véritable roman-univers qui n'a finalement pas grand chose d'imaginaire dans le sens où nous pouvons l'entendre. Léo Henry réécrit l'Histoire et y mêle nos croyances et légendes populaires. Il assemble, dissèque, reconstruit, détruit… Il écrit, tout simplement, avec une beauté fascinante pour raconter Hildegarde et ses mondes, Hildegarde et ses travaux, Hildegarde et ses soeurs. La densité de l'entreprise menace souvent de noyer le lecteur, mais à l'arrivée, Hildegarde laisse pantois devant son érudition et son intelligence narrative.
Une oeuvre majeure, assurément.
Lien : https://justaword.fr/hildega..
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