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Critique de Woland


Etoiles Notabénistes : ******

ISBN : 9782221101919

Comment peut-on mourir en fraude ? Ma foi, tout bêtement, surtout lorsque, jeune homme encore inexpérimenté et désireux à la fois de fuir sa famille ou le peu qu'il lui en reste et d'aller faire un tour aux colonies, l'on accepte, comme le fait Paul Horcier, d'emporter lors de la traversée Marseille-Saigon, un paquet de devises qu'il est chargé de remettre à certaines personnes lorsqu'il aura débarqué. Mais, avant même que le malheureux ait posé le pied sur la passerelle de "La Marseillaise", ceux qui l'ont chargé de cette "mission", des amis de sa soeur et du compagnon de celle-ci, un certain Groslier, ont déjà prévu de lui dérober les devises un peu avant Saigon et de le laisser ensuite se débrouiller tout seul, face à ceux qui devaient légitiment les recevoir.

A l'étonnement du lecteur, on ne peut pas dire que Horcier se fasse beaucoup de souci en se voyant ainsi dépouillé lorsqu'il arrive en vue de Saigon. le pauvre garçon est si naïf (et si intègre) qu'il s'imagine que, malgré tout, les personnes qu'il doit contacter croiront en sa bonne foi et ne feront pas d'histoires. C'est bien mal connaître les mafieux du coin qui décident tout simplement, après avoir entendu sa petite histoire, de l'exécuter.

Voilà Horcier obligé de prendre la fuite en pleine nuit pour Cholon. Là, il abandonne le cyclo-pousse qui l'y avait emmené, se précipite dans la première ruelle venue et, de fil en aiguille, à force de monter des escaliers qui lui semblent interminables, tombe sur une jeune Viêt-namienne, Ahn, dans la chambre de laquelle il trouve provisoirement refuge avant de la suivre dans son village natal. Leur communication est d'autant favorisée que la jeune fille parle un français parfait. Fille d'une Viêt-namienne et d'un Français de passage, elle avait trouvé un emploi à Cholon mais, Horcier lui proposant tout l'argent qu'il a sur lui, soit trois mille piastres, elle ne peut que saisir l'aubaine et en faire profiter un peu sa famille.

Le séjour dans le village d'Ahn se prolongera bien plus que prévu et, surtout, il fera découvrir à Horcier, tout à fait novice en la matière, ce qu'est l'Indochine rurale, surtout lorsqu'elle se trouve plus ou moins sous le contrôle du Viêt-minh, dont les membres, solidement armés et bien entraînés, contraignent les malheureux paysans, déjà peu aisés, à leur livrer la quasi totalité de leur récolte et sélectionne parmi eux les jeunes gens susceptibles de venir se battre à leurs côtés, que ceux-ci aient embrassé ou non l'idéologie communiste.

Tout le souffle, toute la beauté de ce roman au titre intrigant proviennent de ce village, tantôt rutilant sous le soleil, tantôt accablé par les pluies, où la morale est désormais "Chacun pour soi", où l'un, qui a découvert par miracle un bon coin pour pêcher, y va de nuit sans prévenir ses voisins, où l'autre abrite en secret des réserves de riz sous la terre battue de sa paillote et où tous se résignent à voir mourir un à un les plus faibles d'entre eux, privés non seulement de ce riz tant révéré, base première de leur alimentation, qu'ils ne peuvent plus cultiver faute de semences (et pourquoi, d'ailleurs, peiner dans les rizières si seuls les membres du Viêt-minh en profitent ?) mais aussi de ces médicaments, dont cette quinine bénie des dieux que les Occidentaux avaient aussi apportés dans leurs bagages.

C'est le Village qui apprend à Horcier l'Indochine, la colonisation, la lutte pour l'Indépendance mais aussi la lutte au jour le jour, pour la simple survie, des paysans que pillent et terrorisent les communistes faute de meilleur moyen pour les forcer à combattre à leurs côtés. C'est le Village qui lui apprend également l'intensité que peuvent revêtir les relations humaines et leur importance, surtout en situation de crise. C'est encore le Village qui lui enseigne - pour qu'il essaie de l'enseigner aux autres - la Révolte contre tous ceux qui les exploitent, le Viêt-minh en premier, bien sûr. Et c'est toujours le Village qui lui fait comprendre que l'espoir, lequel jamais ne meurt, se mêle inextricablement aux désillusions comme aux réussites aussi inattendues les unes que les autres.

Et c'est enfin grâce au Village et à ses habitants, tous tant qu'ils sont, les plus lâches comme les plus braves, que notre héros développe une personnalité qui, il le sait en repartant pour Cholon, restera à jamais à mille lieux du Paul Horcier de la métropole, ce jeune homme maussade, ennuyé et ennuyeux, qui ignorait tout de la Vie et des êtres humains et qui s'imaginait pourtant les bien connaître.

J'en ai assez dit. La fin, bien sûr, est prévisible et elle ne pourra que peiner le lecteur qui, de son côté, s'était attaché autant aux personnages principaux (le "petit" frère d'Ahn est inoubliable, son grand-père, si plein de bon sens, aussi, tout comme sa mère, d'ailleurs, qu'aveugle, depuis la naissance d'Ahn, la haine contre les Occidentaux) qu'à ce Village, si éloigné dans le temps et l'espace, et qu'il ne connaîtra jamais.

"Jean Hougron ou l'Indochine coloniale", ricaneront certains avec aigreur avant de tenter de se lancer dans l'habituel discours que nous serinent depuis trop d'années des bobos et des gauchistes qui, en général, ne l'ont pas connue (ils n'étaient pas nés), cette Indochine bouleversante, ou alors ne l'ont jamais envisagée que sous la seule optique communiste. Eh ! bien, que ces gens-là sachent que leur esprit borné apporte ainsi la preuve soit qu'ils n'ont pas lu Hougron, soit, s'ils l'ont fait, qu'ils déchiffraient chaque ligne avec des a priori infondés.

Plus qu'aucun écrivain jusqu'ici, Hougron m'a fait sentir quelquefois "citoyenne du monde" - et, croyez-moi, pour me faire ressentir cela, à moi qui en ai soupé de ce qu'ont fait de cette expression, cependant si belle, tant de gouvernants, aussi bien au Nord qu'au Sud, que des medias pourris jusqu'à l'os, il faut non seulement un sacré talent mais aussi une incomparable humanité.

D'ailleurs, quand nous aborderons "Les Asiates", avant-dernier tome de "La Nuit Indochinoise", que je tiens personnellement pour l'apogée de cette série qu'il faut lire, vous constaterez vous-mêmes, lecteurs, que Jean Hougron était bel et bien impartial dans sa vision de cette partie du monde qu'il aima tant : l'Indochine. :o)
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