Mort en fraude

Les hommes et les femmes avaient des visages fiévreux de malades. On les devinait lâches, prêts à toutes les concessions. Ils étaient mornes, avec cependant une étrange férocité d’êtres faibles dans leurs yeux agiles. Des bêtes trop souvent battues qui auraient sans cesse ravalé leur désir de mordre et d’égorger.

Il avait obéi. Parce qu’il ne pouvait plus agir autrement. Non qu’il fût héroïque ou même simplement hardi. C’était quelque chose de différent, qui n’avait rien à voir avec une morale ou quoi que ce fût de ce genre. Il ne lui venait jamais à l’esprit que cette vérité qu’il avait conquise jour après jour dans le marais n’était peut-être valable que pour lui seul. Pas plus d’ailleurs qu’il ne prétendait l’étendre au reste des hommes.

L'histoire de Nam et de Hong glissait sur la rizière, où la pluie levait de courtes étincelles brillantes. Elle montait vers le ciel gris, simple et éternelle, avec l'amour, le plaisir, la souffrance et la mort, tout ce qui fait le poids de la vie des hommes. Une autre voix très claire relaya celle de la vieille femme. Une voix pointue, ardente, de très jeune fille, qui filait d'un jet, s'élançait encore, puis devenait étrangement grave.
Dans la rivière, l'averse faisait bouillir l'eau sombre.

[...] ... - "Pourquoi avez-vous ordonné au chef de respecter l'ancien cérémonial pour l'enterrement de mon grand-père ? Beaucoup protesteront car le Viêt-minh peut l'apprendre.

- Il faut qu'un homme soit enterré comme il doit l'être et non pas comme une bête dont on se débarrasse. Depuis quelques années, les habitants de ce village ont oublié trop de choses. Demain, ils devront choisir, et ceux qui ne seront pas avec nous, je les déclarerai nos ennemis et je les combattrai."

Il s'était animé mais s'arrêta brusquement et fronça les sourcils pour mieux cacher sa gêne d'avoir parlé si longtemps et avec une telle force.

Ahn se redressa :

- "Vous parlez comme si vous vouliez que Vinh-Bao soit détruit. Croyez-vous que d'autres villages de la Plaine des Joncs n'aient pas tenté de se révolter ? Le Viêt-minh les a incendiés et leurs habitants ont été tués en exemple."

Horcier ne répondit pas. Cette nuit-là, il avait réfléchi jusqu'à l'aube, et, en quittant la paillote ce matin, il était persuadé que seules la violence et la contrainte redonneraient à Vinh-Bao son visage d'autrefois. Car si les hommes de ce village ne méritaient plus le nom d'hommes, seule la violence, qui ne laisse subsister que la peur, pouvait en rendre compte. Mais, maintenant, il en était moins sûr. Que pouvait une poignée d'hommes affaiblis contre des bataillons bien armés ? ... [...]

Ça n’empêchait pas que c’était idiot d’être venu se perdre dans ce pays, avec une fille qu’il ne connaissait même pas et qui ne l’aidait que pour de l’argent. Sans compter le Viêt Minh… Si toutes les histoires que les journaux de France racontaient étaient vraies…

Tout valait mieux que vivre dans la paillote entre la mère qui criaillait sans cesse et Anh qui ne manquait jamais de lui faire sentir qu’elle ne le considérait pas tout à fait comme un homme.

C’était seulement le regard d’une petite fille triste qui avait peur de mourir. Elle avait goûté à une autre vie. Elle savait qu’il existait autre chose que la faim, la maladie, la peur et la mort à tous les pas, et à tous les instants.

On ne peut juger un peuple sur quelques hommes.

Ce sont des paysans, et les paysans n’aiment pas beaucoup ceux qui leur prennent leurs bêtes et leurs récoltes.

Les buffles n’aiment pas les hommes blancs… Pourtant ils ne sont pas méchants, mais dès qu’ils en voient un…