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Critique de Pujol


Ce livre a ouvert des portes dans le mur de mon adolescence. J'y ai découvert que l'isolement de cette période et sa sensibilité exacerbée pouvaient être un lot commun, comme la famille Garp en était la preuve éclatante. Les mots d'Irving m'ont servi de carburant pour allumer des feux. de détresse et de signalement.

Je ne retrouve pas "le monde" comme je pensais l'avoir quitté. Les décennies l'éclairent sous un autre angle désormais et mettent à jour des récifs que ma jeune et frêle barque n'avait pas soupçonnés et encore moins redoutés. On ne craint que ce que l'on connaît déjà un peu ou ce que l'on pressent derrière la porte.

Le crapaud du ressac avait bondi entre mes jambes pour plonger dans l'eau, dans un coassement qui me laissa alors indifférent : "Garp ! Garp ! Garp !".

Comme dans nos livres d'enfants, ces méli-mélos où l'on pouvait interchanger chaussures, pantalons et hauts des personnages, Irving remet en jeu des thèmes, des lieux, des objets que l'on cherche dans tous ses romans, comme un fil presque ludique. Vienne, les prostituées, les problèmes zobologiques, les ours bien sûr, les pensions de famille, la lutte, le cirque, les campus universitaires, les transsexuels, les mutilations, l'assignation sexuelle.

Cet identique mis en scène dans des circonstances et des intrigues différentes nous donne l'illusion de la familiarité. On se sent toujours un peu chez soi dans un roman de John Irving.

La concupiscence est bien le moteur de ce roman, avec ses sonorités torves qui détruit autant qu'elle ne bâtit. le désir, le déséquilibre qu'elle crée fait avancer l'intrigue et peut-être même la créativité de Garp. Mais l'instabilité n'est pas anodine. le rire franc dilate la gorge pour mieux laisser le drame étrangler tout cela dans un hoquet brusque.

Elle fait tomber lourdement, et toucher les épaules sur le sol. Les blessures en attestent. On perd des bouts de soi-même, amputés, retranchés. Klaxons du fatum, avertissements funestes. Car bientôt d'autres membres manqueront. Des trous dans les photos de famille. Des visages floutés. le crapaud du ressac a le goût du sans.

Le remède pour nous ? Incurables ?

L'écriture ? Où se situe sa source ? Pourquoi et comment écrit-on ? C'est un effort on le sent bien quand Garp esquive et "fait du bricolage" pour ne pas se mettre devant sa machine à écrire. Comme une discipline sportive, l'écrivain doit sortir de sa zone de confort, s'éreinter. L'imagination est à ce prix. Travailler ce muscle sans relâche, pour le galber, l'hyperstrophier. Dans la douleur. Creuser des mines dans la page livide.

Ou alors, on tombe dans l'ornière de l'autofiction, de la biografrite qui s'auto-consomme, qui absorbe la vie, la famille, les amis pour en tirer son jus littéraire. Ce filon du réel est dangereux car il peut venir saper l'écosytème intime de l'écrivain. On y vient puiser des histoires, des traits de caractère, piller des tombes mais la ressource n'est pas inépuisable et la mémoire a ses failles.

Et l'écrit vient modifier à son tour le vécu, qui vient alimenter le récit à son tour, dans une ronde hallucinée, ouroboros qui finira par tout cannibaliser. Tragiquement.

Sur tout ça, le monde de l'édition vient rajouter un peu d'huile sur le feu, car le drame fait vendre. Moral ou pas.

Eléments biographiques de Garp, imagination, réalité, rêves, écrits, tout se brouille et perd ses limites. Mais existent-elles vraiment ?

Car écrire, et Irving le souligne ici, n'est pas anodin. C'est jouer une musique qui vient mettre en branle les atomes du vivant pour en tirer une mélodie dont on ne sait jamais ce qu'en retiendront les lecteurs...ballade sentimentale, marche funèbre, brûlot politique ?

Ce n'est pas pour rien que des pans entiers des livres de Garp se retrouvent enchâssés dans le roman comme des incantations, La pension Grillparzer, Procrastination, Vigilance, le second souffle du coucou, le monde selon Bensenhaver. Tous agissent à divers niveaux dans la vie de Garp, ne serait-ce qu'en négatif.

Il est d'ailleurs étonnant de voir Garp inventer des ours monocyclistes, des hommes marchant sur les mains, des diseurs de rêve quand il est entouré de personnages incroyables comme Roberta Muldoon, ex-ailier des Eagles de Philadelphie qui mériterait un livre à elle seule.

42 ans après sa parution, certains thèmes sont toujours d'actualité : féminismes, droit des femmes à disposer de leurs corps, violences sexuelles, assignation sexuelle, activisme, on en est encore là. Les questions restent sans réponse et le militantisme et ses formes divisent et font toujours autant débat.

Un de mes regrets est que le personnage de Garp père n'ait pas été plus utilisé. J'avais vraiment envie d'en savoir plus sur ce servant de "ball turret". Qu'est-ce qui motive un homme à volontairement choisir ce poste impossible collé au ventre d'un bombardier, dans une bulle de verre hérissée de deux canons de mitrailleuse ? Seul dans les airs à la merci du moindre shrapnel ?

Lorsque Garp fils se lance dans la controverse Ellen Jamesienne, tirant à boulets rouges sur ce groupuscule depuis sa machine à écrire, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à son père. Mitrailleur esseulé dans son cocon de verre, à la merci des balles perdues. Un mot de trop ou un tir de trop. C'est toujours un excès.

Une relecture agréable et nostalgique.
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