AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de michfred


Une fois encore, Ivan Jablonka m'a captivée par la recherche pointilleuse, exigeante, tâtillonne, presque, qui le caractérise – sa rigoureuse méthode d'historien ! - …et il m'a cueillie au débotté, touchée en plein coeur par la sincérité de l'aveu d'impuissance, le sentiment d'échec qu'il confesse au terme de cet immense travail.

Il est douloureux de se faire l'historien d'une période en même temps que celui de son histoire familiale.

Non que la lucidité, l'objectivité en souffre plus que si le sujet n'était pas aussi intime : quand on est, comme Ivan Jablonka, un éminent historien, on sait quelle est la bonne distance à maintenir, et on sait bien, aussi, que, si l'objectivité absolue en histoire est impossible, on se doit d'éviter tout récit arrangé, tout pathos, toute irruption de l'émotion qui viendrait fausser les perspectives de la recherche.

Mais tenter de retracer l'histoire des deux jeunes disparus- que même le père d'Ivan Jablonka a à peine connus, lui qui fut orphelin à deux ans,- c'est être amené à trahir au nom de l'universel ce que ces deux existences avaient de particulier, tant la tourmente qui les a emportés a été sans pitié et leur passage presque sans traces.

Les recherches dans les archives, longues, fastidieuses, difficiles- la Pologne d'aujourd'hui semble avoir escamoté les traces de son immense population juive d'avant-guerre, avec la même constance qu'elle a mise à la persécuter , avant l'arrivée des nazis …

La famille Jablonka a subi comme tant d'autres familles juives d'origine polonaise une diaspora sévère : il a fallu retrouver les témoins survivants en Amérique du Sud, en Israël, en France…Les voisins du XXè arrondissement parisien, tous plus en moins clandestins, en fuite, en séjour illicite dans ces temps troublés ont dû être recherchés, retrouvés , de même que les quelques Justes qui les ont aidés, protégés, avertis des rafles et qui ont recueilli et sauvé leurs enfants.

Ce lent et passionnant travail de compilation, de recoupements des sources et des témoignages fait revivre la noble figure de Matès, le bourrelier-gantier, leader marxiste et forte tête, éternel rebelle, actif et follement courageux, et de sa belle Idesa, militante elle aussi, vive, rapide, tendre et pleine de fermeté, dans la tourmente qui déferle sur elle, son jeune mari et ses deux petits enfants.

Avec l'obstination de l'amour doublée de celle du chercheur, Ivan Jablonka les suit pas à pas, dans la trentaine d'années – même pas- qu'ils ont passée sur terre.


Matès et Idesa Jablonka, communistes militants, polonais, échappent aux geôles de Pilsudski; juifs laïques et athées , ils se dérobent à l'antisémitisme ambiant, à l' embrigadement sioniste, refusent l'alyah en Israël ou l'exil en Amérique, et courent se jeter dans la gueule du loup d'une France , ex- patrie des droits de l'homme où, sous Daladier, et avant Pétain, les circulaires contre les étrangers préparent déjà le terrain à ce qui deviendra la collaboration avec l'Allemagne nazie.

Clandestinité, prison, camps d'internement- mais bientôt la guerre : une opportunité de gagner –chèrement-ses galons de Français en s'engageant dans les régiments étrangers ? Point du tout ! Une expérience traumatisante du feu, puis c'est la démobilisation et à nouveau, la misère, la clandestinité, - les luttes politiques, toujours, mais un peu plus prudentes ! Jusqu'à la dernière rafle, celle de février 1943, qui les interne à Drancy avant de les envoyer dans le même convoi, le convoi 49, à Auschwitz.

On suit aussi, bien sûr, le parcours cahotique mais finalement salvateur, des deux enfants, que l'amour de leurs parents avait mis à l'abri , chaque nuit, chez un voisin de palier polonais mais goy.

Toutefois, opiniâtre et terrassé d'horreur, le petit-fils- historien reprend la piste de Matès et Idesa jusque dans l'enfer d'Auschwitz.

Et c'est le pire des récits que j'aie jamais eu à lire sur le sujet. Sans doute parce que, progressivement, ces grands-parents inconnus ont peu à peu pris corps, et que justement quand on croit les avoir un peu mieux cernés, un peu mieux compris, on les perd dans l'enfer de l'Enfer que sont les SonderKommandos.

Les ingénieurs nazis sont en train d' organiser scientifiquement l'élimination massive des convois : nouvelles chambres à gaz pour Birkenau, nouveaux incinérateurs. Il y faut une main d'oeuvre consacrée, elle existe déjà, mais on doit la multiplier : les SonderKommandos. Tandis que les constructeurs s'activent et expérimentent, une centaine d'hommes sélectionnés du convoi 49 sont désignés pour les SonderKommandos. Dont Matès. Et 19 femmes. Dont peut-être Idesa.

Mais dans le feu et l'horreur de la géhenne, les traces définitivement se perdent. Les réponses aussi. Sur les papiers officiels il ne sera marqué que « mort à Drancy, Seine ».

Ce n'est pas seulement le sort atroce de ces grands-parents éternellement jeunes qui noue la gorge du lecteur, ni qui arrache à l'écrivain l'aveu désolé d'impuissance et d'échec dont je parlais plus haut : c'est aussi de ne pas trouver une réponse qui puisse donner un sens, une certitude qui puisse fermer le récit, une parole qui se fasse le digne tombeau de tant de lutte et de courage.

Auschwitz, c'est une arithmétique, une entreprise démentielle du crime de masse.
Les SonderKommandos c'est le fin fond de cette horreur-là, qui fait des victimes les assistants contre leur gré, les aides asservis du génocide.

Aucun récit, aucune recherche, aucun amour filial ne peut accompagner ces morts-là jusqu'au bout.

« Leur mort n'appartient qu'aux disparus. » conclut sobrement Jablonka.
Commenter  J’apprécie          363



Ont apprécié cette critique (33)voir plus




{* *}