Traité des vertus, tome 3 : L'innocence et la méchanceté

incipit :
Avant d'appeler par son nom ce mystère de l'ipséité que l'imputation morale nous désigne, que l'humilité et l'amour nous montrent du doigt, il sera bon de le décrire à l'envers et dans ses formes négatives, - car l'ipséité est encore elle-même "ispa"), quand elle est vicieuse. Le mensonge, dans une certaine mesure, ne nous renseigne-t-il pas sur la sincérité ?

La beauté, ombre ravissante, ressemble au faux penseur qui a l'air absorbé dans de profondes méditations et qui ne pense absolument à rien : car on peut avoir une tête vide derrière un front ravagé par la métaphysique; non, la pensée ne peut pas se lire dans la grimace des muscles, et les psycho-physiologistes de la réflexion perdent certainement leur temps à mesurer la pression artérielle du "penseroso".

la guerre à son tour représente la catastrophe subie de gaité de coeur et l'étroitesse volontairement acceptée. Si sérieuse et même tragique qu'elle soit, la guerre est toujours un peu ludique en cela... Regardez-les, les incendiaires, détruire eux-même leur ennuyeuse paix, et puis maudire en chœur un fléau qui n'a pas d'autre cause que leur propre malveillance, leur goût masochiste de la mort, de la laideur, de la pénitence et de la vie souterraine. Mais il y a mieux: alors qu'il serait si facile de parler en prose (et justement parce que ce serait trop simple), les hommes s'imposent gratuitement les impératifs parfois arbitraires de la métrique et de la prosodie, les prohibitifs absurdes de la rhétorique, les conventions de la fugue et le code du contrepoint. De cette frivolité sérieuse sont nées la poésie et la polyphonie. Il n'est pas jusqu'aux préoccupations éthiques et religieuses qui ne procèdent de la même inquiétude. L'homme artiste alourdit ainsi de son plein gré et de ses propres mains la loi naturelle du travail et s'enlève à lui-même le droit de se plaindre. Comme si les mystères de la destinée ne lui suffisaient pas, il invente à son propre usage des secrets et des énigmes pour avoir toujours un problème à résoudre.

L’innocence est la plus tentée, qui est la plus candide. Mais cette précieuse, éphémère, provisoire, immaculée innocence qui est, pour elle-même, tentée de s’aliéner à soi, est elle-même une tentation pour les autres; de sorte qu’elle est à la fois tentante et tentée. La première tentation qui vient à l’effleurer , et la plus simple, est la tentation de la conscience. En voici une formulation quelque peu schellingienne: tout le possible doit arriver; — ou encore : le latent veut devenir explicite, le sous-entendu s’exprimer, le virtuel passer à l’acte. Le possible, en effet, n’est pas un état, ni une manière d’être, et celui qui fait profession de possibilité, comme celui qui se spécialise dans le rôle de jeune homme professionnel est un simple bouffon; le possible est un commencement qui n’existe que pour être nié, dépassé, surmonté et, au sens hégélien, supprimé: car on ne peut s’en tenir là. (P196)

La bêtise, c’est de s’en tenir là, peu importe où… C’est la conscience bien contente qui s’installe ainsi avec toutes ses tares, avec toutes ses rides, dans la stupide vanité d’être ce qu’elle est…