AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Milleliri


« Juana Vera » a un goût de trop peu. le recueil est vraiment très cool, avec des ambiances et des thèmes variés. Je l'ai acheté il y a deux ans pour la nouvelle « Mauvaise donne » où l'on retrouve les principaux protagonistes de « Gagner la guerre ». Mais j'ai tellement, tellement aimé le roman, qu'il m'a fallu paradoxalement pas mal de temps avant de me remettre dans cet univers. La crainte d'être déçue, je pense.

Et si le total kif a bien été au rendez-vous avec Benvenuto et le Podestat, ce seront peut-être d'autres nouvelles qui laisseront leurs empreintes. Petit tour de piste :

Janua Vera : la première nouvelle est celle qui se place également en premier d'un point de vue chronologique. le monde développé par Jaworski est celui du Vieux Royaume. Dans « Gagner la guerre », ce Vieux Royaume a périclité depuis très longtemps mais il a infusé dans toutes les strates du continent anciennement unifié. Avec ce récit, on suit les songes de Leodegar, Roi-Dieu de Leomance, dit le Resplendissant, au sommet de sa gloire et donc, fatalement, à deux doigts de la chute. Il fait appel à la sagesse d'une prêtresse de la Vieille Déesse, dont il a combattu le culte, car plus rien d'autre ne semble pouvoir le guider hors de ses cauchemars.

Le conte de Suzelle : petite fille un peu foutraque, du genre à se faire talocher régulièrement pour sa distraction, elle sera stoppée nette par une rencontre inattendue au bord d'un ruisseau. le récit, qui est celui de la vie de Suzelle, me rappelle énormément une chanson de J.J. Goldman : « Tournent les violons » où « « juste quatre mots le trouble d'une vie, juste quatre mots qu'aussitôt il oublie ». Et vous avez un peu le tableau. Sauf que celui du conte n'a pas oublié la parole donnée. Il n'est juste pas dans le même rapport au temps… et c'est terrible.

Le confident : la nouvelle prend prétexte du voeu d'Obscurité pour illustrer plusieurs aspects du culte du Desséché, divinité plus que chtonienne aux temples enfouis, et dont les prêtes sont chargés du traitement des défunts. Culte à mystères, prêtres marqués, professionnels indispensables mais redoutés… le voeu d'Obscurité se traduit par une mise au tombeau volontaire, où le prêtre vit seul et dans le noir, de soins sommaires. Et je n'arrive pas à remettre le doigt sur ce que cela m'évoque, et c'est très agaçant. Mais il y a un (vrai) culte où une cérémonie correspond justement à un ensevelissement symbolique.

Ces trois récits sont assez contemplatifs. Il ne s'y passe pas grand-chose, hormis le récit d'un point de bascule parfois intangible autour duquel s'articule toute la réflexion du personnage, ou de l'auteur. Ce ne sont pas mes préférés mais ils ont ce mérite d'apporter au lecteur des éléments de contexte importants pour peu qu'il s'intéresse à l'histoire et aux cultes du Vieux Royaume : le Resplendissant, l'aura des elfes, le culte du Desséché.

Un amour dévorant : c'est une histoire de fantômes, les appeleurs, dont il ne vaut mieux pas croiser le chemin car la malveillance est leur point fort. Depuis huit générations, ils parcourent la forêt au crépuscule en hurlant un prénom de femme. Depuis huit générations, plus aucune fille du village de Noant-le-Vieux ne porte le prénom Ethaine. le gyrovague Phasma, prêtre itinérant du Desséché, décide de rassembler les témoignages pour identifier les spectres et les aider à passer. Et malgré des rencontres spectaculaires, la nouvelle finit de façon assez surprenante sur une note plus apaisée.

Pour moi, cette nouvelle-là est à la charnière. Elle n'est pas contemplative mais elle a cette saveur un peu particulière des recueils de légendes (je pense en particulier à « La Légende de la mort » d'Anatole le Braz). Les histoires du coin du feu, de celles qui impressionnent et hantent pour longtemps, où chacun réagit différemment selon son tempérament. Faron qui en laisse ses cochons vaquer seuls dans la forêt, Bellissente qui refile ses maux à sa famille et surtout, Hunaud, qui pensait n'avoir peur de rien et invite à son feu l'un des appeleurs avant de réaliser son erreur.

Au passage, toute la partie sur Hunaud est très intéressante du point de vue « ethnographique ». En effet ce personnage déjà atypique décide de devenir charbonnier. La description de son métier et de son mode de vie, la relation qu'il entretient avec l'élément du feu et avec la forêt, sont très vivantes et personnellement, je comprends mieux à présent toutes les « rumeurs » autour des charbonniers. Ce ne sont pas des sorcières mais dans l'idée, ils n'en sont pas loin dans l'imaginaire des gens du commun. (il n'y a qu'à voir le rôle qu'ils jouent dans les romans de Pierre Magnan)

Les deux nouvelles suivantes vont ensemble, je trouve, dans la mesure où le personnage principal de la première revient en secondaire dans la seconde.

Le service des dames : le chevalier aux Epines, qui rirait bien en regardant Loras Tyrell, doit traverser une rivière pour rejoindre le gros des troupes dans une entreprise de siège. Pour ce faire, en courtisan rodé, il vient rendre ses hommages à la dame du coin, plus toute jeune mais diablement charismatique. Pour prix de son passage, elle exige la tête de son voisin, meurtrier de son époux pour une histoire de taxes sur un pont. le chevalier remplit sa part du contrat mais revient avec des questions. Et le principal intérêt, je trouve, c'est cette joute oratoire entre lui et la châtelaine, où l'on retrouve cette perfidie et cette malveillance crasseuses et ce sens incomparable de la manipulation qui faisait déjà mon bonheur dans « Gagner la guerre ».

Une offrande très précieuse : cette fois la nouvelle se concentre sur le personnage de Cecht, guerrier d'Ouromagne, fuyant le champ de bataille après avoir vaincu… le chevalier aux Epines. Gravement blessé, il portera un compagnon plus mal en point encore, mais aussi plus malin, jusqu'à la cabane d'une vieille magicienne. Mais il ne pourra sauver son compagnon qu'avec sa propre magie et la vieille femme l'envoie chercher une offrande dans les ruines d'un temple oublié, au fin fond d'une vaste forêt consacrée à la Vieille Déesse. Il y affrontera un fantôme, ses fantômes et cela donne un récit composite et émouvant, où une brute épaisse harnachée de fer devra enfin faire le deuil d'un enfant.

Ce récit-là, j'en avais déjà parlé, et c'est celui qui m'a le plus touché. Il est juste de bout en bout. Mais il le dispute dans mon coeur avec la dernière nouvelle dont il me reste à parler : « Jour de guigne ». Mais là on change complètement de registre. « Une offrande très précieuse » m'a fait chialer, et « Jour de guigne » m'a provoqué un fou rire.

Dans cette nouvelle, Maître Calame, copiste émérite, vit le plus long jour de sa vie. En sortant de chez lui, il casse sa serrure, dévale les escaliers jusque dans la gouttière, se faire détrousser par les morveux de sa logeuse, manque vingt fois de se faire estropier avant d'enfin atteindre son pupitre. Et c'est clair, il est atteint du « syndrome du palimpseste » : le parchemin mal gratté sur lequel il travaille a conservé des restes de magie brisée. Pour prix de son logement de quarantaine en prison, il accepte de servir d'appât pour attirer l'attention d'un assassin insaisissable qui sévit dans les bas-fonds. La rencontre est inévitable et c'est un pur instant de comédie. C'est comme un film de Buster Keaton avec un héros qui maîtrise beaucoup moins bien l'art de l'esquive. Et j'ai ri, mais ri !

En tout cas, l'univers du Vieux Royaume me parle et c'est très agréable. J'ai vu que Jaworski a écrit un cycle de romans se déroulant dans ce cadre et j'y jetterais certainement un coup d'oeil !
Commenter  J’apprécie          44



Ont apprécié cette critique (4)voir plus




{* *}