Si l'action se passe essentiellement dans le pays natal du narrateur et de l'auteur, la Pologne, il s'agit du récit d'un homme exilé, qui se remémore un pays qu'il a quitté, et dont le manque se fait ressentir bien malgré lui. C'est le récit d'un choix, fait à contre-coeur, pleinement réfléchi et assumé, qui n'en reste pas moins un déchirement pour un narrateur qui a dû se résoudre à faire le choix du moins difficile pour sa vie à venir.
Ludwik Głowacki est un jeune Polonais, élevé par sa mère puis par sa grand-mère, depuis le départ du père. S'il prend peu à peu conscience du monde qui l'entoure, celui du judaïsme encore discrètement ostracisé, celui des interdits, de l'omnipotence du Parti, du repli sur lui-même du pays, on assiste en parallèle à sa prise de conscience personnelle sur son orientation sexuelle, ses premiers émois amicaux et amoureux, son premier contact avec la sexualité, sa première histoire d'amour naissante au milieu des champs de betteraves. Ce sont deux histoires qui se superposent, qui entrent en collision l'une de l'autre : celle de cette Pologne, où chacun est poussé à rentrer dans le parti, celle de Ludwik, homosexuel dans un pays où la liberté d'aimer une personne du même sexe relève de la dissidence. L'histoire passionnée de la rencontre de Ludwik et Janusz est belle d'autant plus qu'elle est illégitime aux yeux de la loi, et donc entretenue clandestinement, que le seul endroit où ils sont libres de la vivre, sans se faire lyncher, c'est derrière les arbres de la forêt et près des lacs de l'arrière-pays déserté. Un endroit presque hors du monde, en tout cas hors de la société qui édicte ses règles et juge, un moment rien qu'à eux, le seul.
Le jeune Ludwik n'avait rien pour devenir le petit partisan polonais parfait de la république socialiste de Pologne dont le parti se faisait gloire. À commencer par une mère et une grand-mère, qui écoutaient une station interdite de la radio de l'ouest, Radio free Europe, le soir, enfermées toutes les deux dans une chambre. Et de c'est cet esprit à contre-courant, séditieux, avide de liberté, que le jeune garçon se fera l'écho, d'autant que sa sexualité dont le secret lui pèsera encore davantage, d'autant que Janusz, son premier amoureux, a choisi une toute autre direction. Le récit est court, et mené à la première personne du singulier : le Ludwik, exilé aux Etats-Unis, on le sait par avance, s'adresse à l'homme aimé, celui qu'il a laissé derrière lui, la raison de son exil et de leur séparation étant intrinsèquement liées. À travers leur histoire d'amour, ce sont deux rapports au pays natal, que Tomasz Jedrowski explore, l'acceptation d'un système totalitaire, sa soumission et surtout sa compromission, le sacrifice de ses aspirations personnelles au confort d'une vie conformiste, découpée selon le cadre étriqué du parti. De l'autre côté, le refus et le rejet de ces limites, au profit d'une liberté personnelle, avec la culpabilité de laisser sa famille derrière. L'homosexualité du héros, se reflète à la judaïté de son ami d'enfance, et rappelle les limites d'un système vicié des années de plomb de la Pologne : malgré la seconde guerre, et la Shoah, l'antisémitisme reste infiltré en filigrane chez nombre d'individus. Ce refus du compromis, de prendre part à jeu auquel personne ne croit, mais où tout le monde participe, c'est ce qui participe à la profondeur de ce protagoniste, qui refuse de se plier aux règles démagogiques d'un gouvernement vicié.
J'ai dévoré ce roman, globalement touchée par la sensibilité du caractère de Ludwik, qui pour autant est détaché de toute sensiblerie, et sa clarté d'esprit qui lui amène à comprendre qu'il ne sera jamais libre dans le pays qui est le sien, puisque que c'est pour lui, homosexuel, avant tout la liberté d'aimer un homme. La clarté d'esprit d'écrire une lettre d'adieu fictive à son ancien amant, plus adressée à lui-même d'ailleurs, de renoncement, du refus de se plier à ce que le système attend de lui. Les nageurs dans le noir est le roman de quelques moments de bonheur pur et sans tâche, volés à l'obscurité d'un système obtus et retors, volés au seul guide qui fut le leur, La chambre de Giovanni de
James Baldwin, qui les a initiés l'un et l'autre à leur amour, cette chambre à soi, à eux, la seule qui ait pu exister.
Lien :
https://tempsdelectureblog.w..