AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de gerardmuller


Le sopha. Conte moral / Claude Prosper Jolyot de Crébillon fils (1707-1777).
Publié en 1742, cinq années après sa rédaction, ce conte aux couleurs et au cadres orientaux selon la mode de l'époque, fait écho aux Mille et une nuits et autres chinoiseries, et s'affirme comme une réflexion sur les aléas du désir et de l'amour, où alliés à une écriture subtile et mutine, l'érotisme et l'irrévérence sont de bon ton, rappelant par certains côtés les tableaux de Watteau et de Boucher. En musique même, les goûts se portèrent vers les Indes Galantes de Rameau qui connurent un succès inouï. En littérature, ce furent les Lettres Persanes de Montesquieu (1721) qui connurent et connaissent toujours une célébrité jamais démentie.
le narrateur conteur, une certain Amanzéï faisant référence à la croyance brahmanique de la métempsychose, a connu diverses réincarnations et même une en un meuble, un sofa.
« Brama prit l'idée d'enfermer mon âme dans un meuble. »
Selon la croyance toujours, Amanzéï ne retrouverait sa forme humaine que quand deux personnes se donneraient mutuellement et sur lui, leurs prémisses.
C'est à l'intention du sultan Schah-Baham régnant à Agra aux Indes non loin du Taj Mahal, un être ignorant et bavard, grotesque et gourmand de gaillardises, miroir grossissant de nos propres faiblesses, rongé par l'ennui quoique lecteur béat du recueil des Mille et une nuits, - et de la sultane qu'Amamzéï raconte les scènes dont il a été témoin. Sept couples vont ainsi défiler sur le sofa.
Une série de situations sont alors développées où les divertissements amoureux entre mari et femmes, amants d'un jour et autres rencontres sont narrées. Il arrive qu'une femme ait le mauvais rôle, songeant souvent moins à corriger le penchant vicieux de son coeur qu'à le voiler sous l'apparence de la plus austère vertu. Son âme étant naturellement portée aux plaisirs, elle se livre au vice sans connaître l'amour.
Une autre reçoit indifféremment tous ceux qui la trouve belle pour la désirer, pourvu cependant qu'ils soient assez riches pour lui faire agréer leurs soupirs.
Et Amanzéï de conter une aventure suivante où il trouve quelque tranquillité :
« Je m'envolai dans une maison , qu'à sa magnificence , et au goût qui y régnait de toutes parts , je reconnus pour une de celles où je me plaisais à demeurer , où l'on trouve toujours le plaisir , et la galanterie , et où le vice même , déguisé sous l'apparence de l'amour , embelli de toute la délicatesse , et de toute l'élégance possibles , ne s'offre jamais aux yeux que sous les formes les plus séduisantes . »
le dernier couple, formé de deux jeunes adolescents, Zéïnis et Phéléas, après avoir joui innocemment du plaisir qu'ils se donnent, remplit les conditions permettant à Amanzéï d'être libéré de son état de sofa :
« Quoique la tunique de gaze qui était entre elle , et lui , ne le laissât jouir déjà que de trop de charmes , il écarta enfin ce voile que la pudeur de Zéïnis défendait encore faiblement , et se précipitant sur les charmes que sa témérité offrait à ses regards , il l'accabla de caresses si vives , et si pressantes , qu'il ne lui resta plus que la force de soupirer de bonheur . Zéïnis se prêta voluptueusement aux transports de Phéléas , et si les nouveaux obstacles qui s'opposaient encore à sa félicité , la retardèrent , ils ne la diminuèrent pas . Enfin , un cri plus perçant qu'elle poussa , une joie plus vive que je vis briller dans les yeux de Phéléas , m'annoncèrent mon malheur et ma délivrance ». Ainsi Amanzéï quitta son statut de sofa et fut réincarné.
Crébillon tout au long de ce récit brode avec virtuosité sur le même thème, conjuguant satire politique et mise à jour de l'hypocrisie sous ses différentes formes, vertu, dévotion et respectabilité mondaine. Des pages de ce conte émane un érotisme juvénile et pervers, délicat et épanoui, parfois brutal ou honteux et un temps masqué, afin d'assouvir un désir de percer les secrets d'alcôve et le désir de jouissance du tiers voyeur. Allusives mais fort précises, les métaphores, litotes et périphrases habillant de fine gaze les évocations les plus vives, sont souvent à décrypter pour lever les voiles du silence et de la pudeur. Car l'érotisme, c'est l'art de voiler et dévoiler pour préférer les détours coquins d'un propos gazé, à la nudité du discours obscène. Pour Crébillon, la nudité a besoin du vêtement pour être érotique, et il ne faut pas oublier que le roman érotique est aussi un conte moral illustrant la comédie humaine que l'on se plait à démasquer. Crébillon veut offrir, en moraliste, un regard sur les hommes dont il dénonce la vanité à l'instar De La Fontaine ou La Rochefoucauld, une vanité qui selon lui mène le monde.
Ce conte « moral », à sa parution, fit scandale évidemment et connut un grand succès de ce fait. Son auteur fut exilé hors de Paris par le cardinal Fleury en raison du « cynisme » de l'ouvrage et de son libertinage. Par ailleurs, certains ont cru reconnaître dans le personnage ridicule du sultan Shah-Baham, le roi Louis XV. Exilé donc, Crébillon se rendit en Angleterre où le livre connut également un grand succès.
Une mention évidemment pour le style somptueux de ce roman libertin de la séduction, coquin et croustillant, allié à une prose alerte, subtile, éblouissante et pleine de finesse qui offre une lecture fort agréable.

Commenter  J’apprécie          42



Ont apprécié cette critique (4)voir plus




{* *}