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Critique de AnnaCan


« J'appelle la série Dubliners, afin de dénoncer l'âme de cette hémiplégie ou paralysie que beaucoup prennent pour une ville. »

Et c'est bien ainsi que nous apparaît Dublin dans ce recueil de nouvelles écrit autour de l'année 1904 : pétrifiée, fossilisée, confite en dévotion, grise et sale, provinciale, ennuyeuse, étriquée, moins qu'une ville, à mille lieues de ses prestigieuses aînées, Londres, Berlin, et surtout Paris, la flamboyante. Et pourtant, derrière l'ironie mordante de la plume se cache une infinie tendresse pour cette ville bancale et pour ses habitants cultivant un sens de l'hospitalité à nul autre pareil.
Chaque nouvelle est un instantané, un tableau de la vie dublinoise, un moment d'existence saisi sur le vif dans lequel le lecteur est précipité sans préavis, l'auteur ne s'embarrassant pas de propos liminaires. Cette façon de nous jeter dans le récit, cette plume qui semble avoir le mouvement pour principe, à l'image de l'incipit de la nouvelle « Après la course » — « Les voitures roulaient vers Dublin à toute vitesse, lancées comme des boulets dans le sillon de la route de Naas » — m'ont particulièrement séduite.
Parfois, l'amorce s'effectue en un long plan séquence, comme dans « Les deux galants »:
« Le crépuscule d'août gris et tiède était descendu sur la ville et un air doux et tiède, comme un rappel de l'été, soufflait dans les rues. (…) Pareilles à des perles éclairées du dedans, du haut de leurs longs poteaux, les lampes à arc illuminaient le tissu mouvant des humains qui, sans cesse changeant de forme et de couleur, envoyait dans l'air gris et tiède du soir une rumeur incessante, monotone. »
D'autres fois, le récit débute par un gros plan sur l'un des protagonistes, comme dans « Eveline » :
« Elle était assise à la fenêtre et regardait le soir qui envahissait l'avenue. Sa tête s'appuyait contre les rideaux de la croisée, et dans ses narines montait l'odeur de la cretonne poussiéreuse. Elle était lasse. »
Toujours, c'est la surprise qui domine, le lecteur légèrement déstabilisé devant fournir un effort pour entrer dans chacune de ces histoires, un effort mille fois récompensé par la verve, la truculence de la plume, ainsi que par l'acuité du regard que l'auteur porte sur ses contemporains et sur lui-même. Entrelaçant savamment éléments autobiographiques et sens aigu de l'observation, Joyce nous offre des instantanés de vie qui, certes, appartiennent à une époque, le début du vingtième siècle, et à un lieu, Dublin, mais dont les constantes intemporelles s'appliquent avec une pertinence intacte à aujourd'hui et à nous-mêmes.

À l'instar de Proust qui, en 1904, va bientôt s'atteler à son grand oeuvre, Joyce fait de sa vie son oeuvre et de son oeuvre sa vie, autrement dit conçoit son oeuvre comme une quête de soi-même. Raison pour laquelle l'un et l'autre ont si profondément marqué la littérature occidentale du XX° siècle.
Je me suis d'ailleurs surprise à relever des correspondances entre Joyce et Proust dans Gens de Dublin. Bien que ne se connaissant ni l'un ni l'autre, je me plais à penser qu'une sensibilité commune, une sensibilité qui fait la part belle à la mémoire et à l'imagination, les réunit.
Ainsi dans la nouvelle « Arabie », le narrateur se consumant d'amour pour sa jeune voisine, emporte son image partout avec lui « même dans les endroits les moins romantiques », psalmodiant à voix haute son nom et pleurant sans raison, de même le jeune narrateur de la Recherche éperdu d'amour pour Gilberte Swann, englobe dans son adoration tout ce qui a trait de près ou de loin à l'objet aimé, jusqu'au vieux maître d'hôtel des Swann sur les favoris blancs duquel il attache « des regards pleins de passion. »
Ou encore quand, dans la nouvelle de Joyce, après que la femme adorée a demandé au narrateur s'il compte se rendre à la foire de charité l'Arabie, celui-ci se prend à rêver aux consonances de ce nom — « les syllabes du mot Arabie m'arrivaient à travers le silence dans lequel mon âme baignait luxueusement et projetaient comme un enchantement oriental tout autour de moi » — je n'ai pu m'empêcher de penser au narrateur de la Recherche qui, sur la foi d'une phrase de Swann prononcée des années plus tôt au sujet d'une « église presque persane » visitée à Balbec, pare en imagination la ville de bord de mer normande des mille charmes de l'Orient.

C'est un tableau de vies grises, mornes, irrémédiables que dresse Joyce dans Gens de Dublin, un tableau où affleure parfois l'amour, une fugitive tendresse, mais où partout domine la solitude.

« Son âme s'évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s'épandre faiblement sur tout l'univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts. »
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