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Critique de cprevost


Bien des années après la publication de ses trois fameux tomes des « Notions de philosophie », Denis Kambouchner présente un passionnant Descartes au travail. Il touche dans ce dernier essai aux principaux thèmes de la méthode, de la métaphysique et de la morale. le grand spécialiste expose dans son livre une complexité intellectuelle, il faut bien le souligner, qui place d'emblée son message hors de la portée de ce que la pensée mainstream fait souvent entendre. Denis Kambouchner d'ailleurs prévient son lecteur, « cette [complexité] est inassimilable par les réseaux (…) [son message] s'adresse à celles et à ceux pour qui la lecture est restée chose sérieuse, et à qui tient à coeur le destin des bibliothèques et savoirs naguère encore qualifiés d'humanistes. » Impossible donc de rendre compte honnêtement en quelques lignes sur nos écrans de « La question Descartes », impossible de détailler la manière de l'auteur d'aller au plus près des textes, sa façon de dénouer les points clés de la philosophie cartésienne. Pour cette raison, il ne sera question dans ce commentaire que de la méthode cartésienne.


Denis Kambouchner se fait une règle de relever pour nous toute nuance, de réfléchir à toutes tensions et difficultés qui se rencontrent dans l'exposé de la méthode cartésienne. C'est pour ne pas quitter le chemin de la vérité, nous dit-il, que Descartes a présenté dans son célèbre « Discours » la manière dont on doit conduire sa raison. L'absolue nouveauté de sa méthode tient à un certain art d'inventer, à une manière universelle et une façon pour l'esprit de réfléchir à ses propres démarches. La volonté de Descartes est de dire suffisamment sur sa méthode pour la faire apercevoir et l'attester dans ses essais. Pour cela, il limite son exposé direct à seulement quelques préceptes. Il invite ainsi à considérer simplement comme vrai que ce que nous connaissons comme tel, à diviser les difficultés autant que possible, à aller du simple au complexe et à faire enfin une revue générale pour ne rien omettre.


C'est autour de ces quelques préceptes seulement que Descartes étend ses ondes. Il assure tout d'abord que les préceptes résultent tous d'un impératif de circonspection. Ensuite, il expose les conditions dans lesquelles ils ont été mis en place – maths pures – et il évoque trois autres sortes d'applications – morale, métaphysique et physique. Enfin, pas explicitement car la méthode « consiste plus en pratique qu'en théorie », il donne à voir sa mise en oeuvre dans le « Discours » – dioptrique, météores et géométrie. « La méthode pour Descartes est la science des procédés à mettre en oeuvre dans la résolution d'une ou de plusieurs questions d'un genre déterminé. » Elle s'incarne donc dans la résolution de questions et doit produire une parfaite certitude des résultats, c'est-à-dire qu'elle ne peut s'exercer que sur un terrain cognitif choisi et préparé.


Il découle de ce choix et de cette préparation un certain nombre de points détaillés dans les « Règles pour la direction de l'esprit ». Denis Kambouchner dissipe heureusement dans son ouvrage les brumes qui entourent ce grand et difficile texte cartésien sur la méthode. Dans ces « reguloe », Descartes réduit la science à une connaissance certaine et évidente qui découle d'opérations intellectuelles parfaitement distinguées, justifiées et enchainées sur des objets qui opposent à l'esprit aucune espèce d'opacité. Il conçoit, comme des actes donnant des résultats, des actes directs de l'esprit sur un donné déjà mis en ordre, plusieurs opérations de premier degré : l'intuition et la déduction – l'évidence étant propre à la première, la certitude propre à la seconde. Il y ajoute l'induction, inférence qui a lieu à partir de prémisses nombreuses et dispersées. Les opérations de second degré quant à elles sont celles de mise en ordre et de mise en forme de ce donné à l'intérieur d'une structure que les « reguloe » appelle question. A ce second degré se rapportent : la mise en série des objets, termes ou éléments à comparer – absolus ou relatifs en fonction qu'ils contiennent ou non la nature de la question posée ; l'énumération qui explore sans rien laisser tout ce qui concerne la question ; la réduction qui simplifie la question en sa forme la plus élémentaire ; enfin la translation et la symbolisation qui mettent en forme la question.


Pour Descartes, la capacité de l'esprit, cette faculté à considérer en même temps un plus ou moins grand nombre de données, est limitée. La difficulté des questions dépend pour le philosophe du nombre de données à prendre en compte et de la nature des relations entre les termes ou grandeurs connus ou inconnus. Il distingue donc les questions parfaitement comprises qui admettent des solutions purement déductives ; les questions imparfaitement comprises qui exigent un acte de délimitation des données ; les questions qui ne peuvent pas être traitées sur le mode de la science. Que l'esprit ne doive s'occuper que de questions proportionnées à son pouvoir de connaitre et que l'une de ses principales fonctions est de mesurer ses tâches et ses opérations de manière à en organiser l'économie, ce thème, nous dit Denis Kambouchner, est nulle part, mais il est pourtant partout présent dans les « reguloe ». Que l'esprit doive établir partout des proportions – entre des grandeurs à mesurer mais surtout entre des questions à résoudre – c'est aussi ce qui est nulle part affirmé mais que corroborent cependant plusieurs développements de première importance. le travail considérable de Denis Kambouchner en apporte la preuve. Descartes explique tout ce qu'on peut chercher touchant l'ordre comme la mesure et qui caractérise la mathématique (mathesis universalis cartésienne). Il précise à ce propos que l'ordre des mesures (un ordre non détaché des considérations de mesure), est une détermination plus générale que la mesure elle-même d'où il s'ensuit que la mathématique est avant tout une science de l'ordre, une science qui a les proportions pour premier objet. Descartes se propose de mettre en évidence, pour le domaine entier de la connaissance humaine des choses, une sorte de mathématique de l'esprit qui permette sa plus complète exploration. Il ramène pour cela la connaissance humaine à des premières notions intellectuelles, corporelles ou les deux, à des notions connues par elles-mêmes et dont toutes les autres sont nécessairement composées à un certain niveau (composées de natures simple, de natures composées), suivant un certain principe (expérience, conjecture, déduction) et sous une certaine forme (nécessaire ou contingente). La méthode cartésienne, forte de ses principes directeurs, s'achève par une analyse dont le mode précis doit être à chaque fois inventé. Bien que Descartes n'en livre aucune définition nous dit Denis Kambouchner, l'analyse est très certainement pour Descartes la voie méthodique par laquelle une chose cherchée peut être trouvée, pas simplement préparée ni entrevue mais authentiquement produite et obtenue. Chez Descartes, cette analyse se fait rarement à partir de règles explicites et c'est la conformation singulière du donné complexe de la question qui constitue à chaque fois la réflexion. La mathématique de l'esprit par nature est sans aucun doute insusceptible d'une exposition exhaustive séparée.


Si la mathématique de l'esprit est destinée à rester une idée, il demeure à vérifier avec Denis Kambouchner son universalité dans la recherche de la vérité chez Descartes. Toutes les sciences ne sont certes rien d'autre pour le philosophe que la sagesse humaine qui reste toujours la même si différents soient les sujets auxquels on l'applique. La suite des « Règles pour la direction de l'esprit » admet pourtant une distinction entre les questions relatives aux natures simples matérielles, questions de rapports et de proportions pour lesquelles l'entendement doit s'aider de l'imagination et les questions purement intellectuelles pour lesquelles l'imagination au contraire est source d'erreur et de confusion. L'unité de la science en effet n'a jamais impliqué pour Descartes l'effacement de toute distinction entre ses différentes branches. Denis Kambouchner interroge donc : sur quels fondement peut-on affirmer que la méthode cartésienne est bien à l'oeuvre en maths et physique aussi bien qu'en métaphysique et morale ? Alors qu'après l'époque du Discours et des Essais le thème de la méthode semble se retirer du premier plan des publications cartésiennes, la réponse de Denis Kambouchner est que la méthode dans l'entièreté de l'oeuvre de Descartes peut s'étendre à toutes sortes de matières pour autant que l'ordre et les proportions des opérations ne sont pas d'emblée donnés et sont partout recherchés et définis de manière spécifique. La preuve de cette permanence est sans doute, une année avant sa mort, le remarquable retour de la méthode dans la première des quatre lettres mises en préface aux « Passions de l'âme ». Descartes estime que s'il est parvenu à éclairer les obscures et difficiles problématiques des passions de l'âme, c'est bien que l'esprit humain a la puissance d'instituer ordre, nombre et mesure jusque dans des matières étrangères à l'étendue réelle des corps. Il était probablement indispensable à la méthode de s'appréhender d'abord sous une certaine figure mathématique relativement transparente. En s'attaquant par la suite à de toutes autres matières, elle perd la possibilité de s'exposer aussi clairement. Et Denis Kambouchner de conclure, « si les ultimes développements de la morale comme ses premiers travaux mathématiques sont ceux d'un esprit qui n'a jamais rien examiné que par ordre, cette unité de style se paie pour le lecteur d'une véritable frustration : nous ne saurons jamais au juste comment s'est construite ni de quoi se compose cette méthode qui consiste plus en pratique qu'en théorie. »
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