Avis à ceux qui n'ont pas la bosse des maths et aux laissés-pour-compte des équations : et si vous faisiez preuve d'imagination ? Fermez donc les yeux et méditez en bons cartésiens.
Dans ce sixième épisode, vous aurez la chance d'écouter deux brillants esprits, David Bessis et Denis Kambouchner. L'un est mathématicien et écrivain, l'autre philosophe et spécialiste reconnu de Descartes. Grâce à eux, vous explorerez une approche audacieuse des mathématiques, fondée moins sur la raison que sur l'imagination et l'intuition. Selon David Bessis, un bon mathématicien est avant tout un adepte éclairé du yoga mental, un pratiquant de la méditation, un aventurier de la conscience ! Et cela, Descartes l'avait parfaitement compris, peut-être même qu'il en avait rêvé. Les mathématiques ne sont pas ce domaine froid, aride ou même éthéré, réservé à une élite, que l'on nous enseigne trop souvent. Et si elles avaient plutôt quelque chose à nous dire de notre vie intérieure ? Constituent-elles, comme le pressent Descartes, une affaire hautement sensible ? Alors pourquoi continue-t-on de faire rimer cartésianisme avec rationalisme ? Gageons que cet épisode saura vous réconcilier avec les mathématiques et peut-être même vous convaincre qu'en toute logique, n'importe qui peut les aimer.
+ Lire la suite
Pour ce qui est du « Dieu trompeur », par la figure duquel il est aisé de se laisser fasciner, il n’est en fait que le fantôme d’un instant, une ombre lointaine qui se dissout quand on s’en approche. « Dieu trompeur » : l’expression, que Descartes évite soigneusement, ne tient pas seulement du blasphème ; c’est une expression intrinsèquement contradictoire, si par « Dieu » nous devons entendre un être infini, autrement dit un être souverainement parfait, dont les perfections sont infinies. Or, comme indiqué au début de la Méditation IV, il est transcendantalement évident que si pouvoir tromper est puissance, vouloir tromper est impuissance. Et dès la fin de la Méditation I, pour que nul ne s’y trompe, Descartes avait écrit : « Je supposerai donc qu’il y a non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie… »
[…] Sans un Dieu tout-puissant, « souveraine source de vérité », pas de réalité stable, et rien d’assuré non plus dans la pensée. Le sujet cartésien, de la sorte, ne se définit qu’en s’arrimant à l’infini.
[…] Pour autant qu’une métaphysique est nécessaire, celle-ci consiste certes presque toute dans la construction et dans l’ajustement d’un dispositif de protection de la connaissance, telle que Descartes la conçoit ; mais ce n’est pas pour autant qu’un défaut de protection ait été expérimenté sur un mode que l’on pourrait qualifier d’existentiel. Ce défaut est plutôt appréhendé comme une virtualité abstraite dont il convient seulement de démontrer l’irréalité par les moyens appropriés.
[Dans les Méditations], le doute est proposé avec des indices du fait qu’on s’apprête à en sortir. En tant qu’opération de renversement (eversio) de l’ensemble des opinions acquises, en aucune manière ce doute ne constitue une fin en lui-même.
Deux traits frappent ici, et plus généralement dans les Regulae : la pleine efficacité de la recherche méthodique du vrai, représentée parfois de manière quelque peu triomphaliste ; et le fait que cette efficacité ou positivité ne soit conquise sur aucun état négatif qui le précède. L’ingenium, par définition encore, est en partie inné, ce dont témoigne l’allusion de la Règle IV à des semences de vérité implantées dans tous les esprits, semences qu’il s’agit seulement de cultiver, au lieu qu’elles soient étouffées par des études qui les contrarient, transversis studiis suffocata. […] [l’intuition] sait reconnaître ce qui est douteux et ce qui ne l’est pas, et seul l’intéresse ce qui frappe l’esprit par sa clarté et son évidence ; il ne s’occupe pas du reste.
Autre élément frappant dans le même traité : l’absence de Dieu – non seulement d’un Dieu qui pourrait nous tromper, mais aussi d’un Dieu vérace, « source de toute vérité ».
Descartes a voulu porter la philosophie, et d’abord ses principes, à un degré de solidité jamais atteint, et c’est pourquoi il a conçu et mis en œuvre la grande épreuve du doute « hyperbolique ». La certitude cartésienne est donc supposée acquise dans des conditions extrêmes, qui la qualifient comme certitude métaphysique, plus absolue encore que celle qui s’attache aux propositions des mathématiques pures.
[…] la méthode n’est rien d’autre que l’expérience et l’habileté acquises, d’abord dans les questions mathématiques, par un esprit qui a commencé par reconnaître sa propre puissance d’ordonnancement et la nécessité de la cultiver. […] nous ne saurons jamais au juste comment s’est construite ni de quoi se compose cette méthode qui « consiste plus en pratique qu’en théorie ».
Impitoyable paradoxe : explorer toute une complexité intellectuelle, se faire une règle de relever toute nuance un peu significative, réfléchir sur les tensions et les ambiguïtés qui se rencontrent dans les œuvres étudiées, c’est en principe offrir des armes contre toute caricature ou représentation simpliste, et notamment contre tout “récit hâtif” (…) touchant notre histoire culturelle. Mais en même temps cette complexité même placera d’emblée le “message” hors de la portée de ce que les nouveaux manichéens, si nombreux à présent de tous côtés, sont en état d’entendre. (…) Qu’y faire ? Tout au moins s’adresser à celles et ceux pour qui la lecture est restée chose sérieuse et à qui tient à cœur le destin des bibliothèques et savoirs naguère encore qualifiés d’humanistes.
[…] en perspective cartésienne, la méthode est la science des procédés à mettre en œuvre dans la résolution d’une ou plusieurs questions d’un genre déterminé.
Rendre justice à Descartes, montrer sa pensée dans la réalité de ses nuances, en allant au détail de ses textes, tout en tenant compte de leur contexte d’élaboration. C’est indispensable, parce qu’il a été victime, y compris au fil des commentaires scolaires, d’une sorte de durcissement de ses positions et de simplification de sa pensée. (...) On oublie l’extraordinaire diversité de ses intérêts. Ils ne se limitent pas aux règles de méthode, au cogito, à la puissance divine ou à la liberté humaine. Outre l’union de l’âme et du corps, les sens et les émotions, Descartes s’intéresse par exemple aux vents, à la neige, aux tempêtes, mais aussi à la formation du fœtus, au fonctionnement du cœur, à la reproduction animale. Il suffit de jeter un coup d’œil à ses textes pour découvrir un explorateur du monde attentif au moindre détail du réel. Les réflexions métaphysiques n’occupent en réalité qu’une partie limitée de ses pensées et de ses ouvrages. Tous les malentendus qu’on colporte à son sujet servent des “récits” schématiques, globalement hostiles aux Lumières. Et n’oublions pas sa morale, qui est admirable.
Par sa méthode, dès ses années de jeunesse, Descartes se proposait en somme (a) de parvenir partout à une pleine certitude des résultats ; (b) d’introduire, avec discrétion (sans excès de formalité), ordre, nombre et mesure dans les opérations de l’esprit ; (c) d’étendre ainsi la véritable science bien au-delà de ce qui avait pu être réalisé avant lui.
[…] cette mathématique de l’esprit que Descartes avait probablement en vue au titre de la Mathesis universalis est destinée à demeurer une idée, quitte à ce qu’on accorde à ce mot le sens fort qu’il revêtira chez Kant (concept pur, et supérieurement fonctionnel, que la raison forme d’une condition qui restera empiriquement irréalisable).
Reste à savoir jusqu’où s’étend, dans la recherche de la vérité, la pertinence de cette idée, c’est-à-dire si cette pertinence est en effet universelle ; et cette question n’est pas différente de celle de l’unité de la méthode.