Ma mère cherche aussi à rencontrer Pasqua, qui la reçoit au moins une fois. « Mme Kauffmann, allez plutôt vous occuper de vos deux petits », déclare-t-il en substance à celle qui est désormais surnommée dans les ministères « la mouche dans le bocal ».
Imelda me fait barrage. M’engueule. Mais les mots du flash info filtrent jusqu’à mes oreilles. Beyrouth, Jean-Paul Kauffmann, disparition,
taxi, Michel Seurat, aéroport, barrage, mitraillette. Souvenirs de Joëlle Kauffmann : « Ma mère a dit : “Les enfants,taisez-vous ! N’écoutez-pas !” Et ils ont cru un instant que leur père était mort . »
De guerre lasse, Imelda et sa fille finissent par lever l’interdiction faite aux enfants d’écouter les nouvelles. Au journal télévisé de 20 heures, regardé tous ensemble ce soir-là, la reprise des mêmes mots accompagne des images de ruines, de tirs d’obus et de foules libanaises en colère. Beyrouth venait de s’inviter dans la famille.
"Vous qui regardez le soleil, vous qui respirez le vent, vous qui regardez les arbres, eh bien ! tout cela est absent de ma vie depuis vingt-sept mois. La lumière du monde s'est éteinte."
Joëlle Kauffmann était loin d'imaginer qu'au même moment, des émissaires de la droite chiraquienne négociaient en secret avec l'Iran pour surenchérir sur les offres du gouvernement socialiste. Laissez-nous gagner les élections avant de relâcher les otages, en échange de quoi vos conditions seront reconsidérées à la hausse. Tel avait été en substance le marchandage qu'à la dernière minute ces mystérieux messagers de l'opposition avait proposé aux commanditaires du Hezbollah.
A mesure que s'enlise le dossier des otages, la question, lancinante, finit par semer le doute dans les salles de rédaction. En définitive, la discrétion n'eût-elle pas été meilleure conseillère ? Parler, n'est-ce-pas faire le jeu des ravisseurs ? Élever les enchères ? Prendre le risque d'obstruer les voies éprouvées de la diplomatie ? Si les négociations patinent, la faute n'en revient-elle pas au raffut des pétitions, interviews, suppliques, manifs, soirées-spectacles et autres meetings mis en branle par Joëlle Kauffmann et son comité ?
Le logo des otages est devenu aussi banal que la météo en fin de journal-au moins la météo annonce-t-elle parfois le beau temps
, quand les otages, eux, "n'ont toujours pas été libérés".
Dans l'une des nombreuses lettres qu'au cours de cet été 1985, via des "contacts" plus ou moins fiables elle adresse à son mari comme autant de bouteilles à la mer - mais celle-ci lui parviendra -, ma mère écrit le 5 juillet : "Tiens le coup, Jean-Paul. Nous vivons des moments très forts et tu sais comme nous apprenons toujours aux enfants que de toute situation on peut tirer des choses positives, aussi violente et folle que celle que nous sommes en train de vivre tous les quatre."