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Critique de JulienDjeuks


La préface de Mark Fortier datée de 2001 semble prudemment vouloir avertir les lecteurs du contexte historique particulier dans lequel écrivait le prince Kropotkine, comme si les outrances de l'auteur anarchiste avaient de quoi choquer, révolter le regard moderne. Pourtant, quelques dix-neuf années plus tard, le monde a-t-il tant changé pour que l'ouvrage et les thèses défendues par Kropotkine apparaissent non seulement acceptables mais terriblement brûlantes d'actualité et salvatrices ?
L'égoïsme primordial de l'homo oeconomicus est partout encore brandi comme une vérité, la concurrence des individus sert d'excuse aux mauvaises moeurs, à l'avidité, à l'exploitation de l'homme par l'homme et à la non-action de nombre de personnes qui sentent bien que ce monde ne tourne pas rond. Or, le monde capitaliste qui triomphait et était devenu une évidence à la fin du XXe siècle (chute du mur vue comme fin des conflits idéologiques, fin de l'histoire), apparaît aujourd'hui complètement craquelé, illogique et grotesque, immoral… C'est dans cette perspective que la remise en cause de la théologie individualiste qui sous-tend ce système apparaît comme salvatrice.
La thèse de Kropotkine en tant que « retrouvaille » (nom si bienvenu de la collection) constitue ainsi une base essentielle pour l'élaboration d'une nouvelle société. La société individualiste, comme l'animal isolé, est vouée à l'échec, à la décadence et à l'extinction, ce que montrent la succession de plus en plus rapide des crises sociales, financières et des catastrophes écologiques. L'homme est bien un animal, mais un animal social. Et se vouloir individualiste, c'est aller contre sa nature. En cela, la thèse de Kropotkine – prudent par rapport à ce que pouvaient accepter son époque – de voir l'entraide seulement comme un facteur de l'évolution parmi d'autres, pourrait même être trop prudente et scientifiquement mesurée pour les pensées échaudées du XXIe siècle en matière d'écologie et de bien-être animal !
Kropotkine choisit contre-intuitivement pour soutenir sa thèse d'observer les phases souvent dénigrées, vues comme humainement moins morales, de l'Histoire : les sauvages, les barbares et le Moyen-Âge. La désignation seule de ces objets d'étude est déjà habituellement péjorative. Aux peuplades sauvages, on rattache souvent des moeurs inacceptables (cannibalisme, inceste, infanticide…). Les barbares sont considérées comme sanguinaires, ne connaissant que la loi du plus fort. Quant à l'âge obscur, parenthèse de régression entre l'antiquité brillante et la Renaissance, l'art y serait à nouveau enfantin et asservi à la religion, la société culminerait dans l'inégalité et la pyramidalité féodale, le servage et la pauvreté extrême des paysans, la saleté infâme des rues des villes, les guerres incessantes…
C'est donc volontairement qu'il ne traite pas les Grecs et Romains (et leur société démocratique ou encore les Spartiates communistes…). Il opère une relecture de l'histoire, une contre-histoire, montre comme dans ces phases effacées de l'histoire mais pourtant les plus longues, triomphait au contraire l'entraide humaine. Mais que ces phases de l'histoire, cette histoire stationnaire d'un mode de vie collectif s'oppose à l'histoire des événements, à l'histoire des « Grands ». Comme les historiens et écrivains, comme des journalistes modernes, cherchent le brillant et l'approbation des grands, les rois et seigneurs ont combattu les cités médiévales et les communautés de village. On retrouve ici la manière dont le pape, d'après Dario Fo avait lancé une croisade pour aider les seigneur chassés par les communautés villageoises du nord de l'Italie (cf. le Prologue à Boniface VIII dans le Mystère bouffe, 1969).
On regrettera que les fonctionnements des tribus, des communautés villageoises, des confédérations, des cités et des guildes ne soient pas plus systématiquement détaillés. Il ne s'agit pas de proposer ces organisations comme modèles. Sans vouloir idéaliser ces sociétés, Kropotkine relève simplement – comme il le fait avec les animaux – les traits significatifs relevant de cette entraide fondamentale qui caractérise d'après lui l'humanité. Autant de traits, de faits sociaux, d'exemples d'organisations, d'idées qui pourraient aider à bâtir une société nouvelle. le fonctionnement plus détaillé de ces organisations pourra ainsi être recherché par le lecteur désireux.
L'essai de Kropotkine n'a pas seulement une portée anthropologique, philosophique et politique, mais il a aussi une portée écologique. Son premier article rétablit des vérités sur le monde animal, mais il évoque largement l'entraide et la complémentarité des différentes espèces. Non seulement l'homme devrait vivre en mettant en avant la solidarité (la fraternité avant les autres valeurs ?), mais il doit également considérer les autres espèces et donc la nature comme des frères avec lesquels il constitue une société d'entraide. Car s'il doit protection à la nature, il est aussi protégé et dépendant d'elle et de la survie des autres espèces. Une vision de l'homme pris dans un environnement d'interdépendances qui font sa force et non sa faiblesse, qui garantissent un espace de libertés et non la restreignent, qui en mettant les individus et formes de vie à leur juste place, leur garantissent un égal droit à la vie et non une égalité absolue inaccessible fondée sur le rattrapage des « moins égaux » du niveau atteint par les « meilleurs ».
Lien : https://leluronum.art.blog/2..
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