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Critique de Darkcook


Comme promis, j'enchaîne avec un autre Kundera après La Plaisanterie. Adorant la poésie depuis mes années d'agrégation, j'ai choisi le fameux roman de Kundera mettant en scène un poète, me disant que j'allais me régaler... Et je dois bien dire que ce fut à la fois une lecture jouissive, extatique, horrible, cauchemardesque, répugnante, étouffante, iconoclaste, écorchant l'ego... C'est assurément un des romans les plus sombres de Kundera, quand bien même l'humour et l'ironie qu'on lui connaît sont présents.

C'est donc l'histoire d'un certain Jaromil, poète auto-proclamé dès la naissance, et même avant, dans sa conception-même, par sa mère. Son prénom signifie d'ailleurs "qui aime le printemps" ou "qui est aimé par le printemps"... le découpage en parties typique des romans de Kundera nous annonce la couleur avec "Le poète naît" jusqu'à "Le poète meurt". Dès le commencement, on voit cet enfant chéri conçu et fantasmé, typique des personnages de Kundera qui cherchent à fabriquer un sens grandiose, historique, littéraire à leur vie, à recopier des modèles dans leur existence, mais l'on devine simplement que l'on va assister à sa chute d'autant plus spectaculaire et pathétique, sans toutefois se figurer le déroulement du roman et l'ampleur de la chose. Jaromil enfant nous apparaît en effet comme un enfant pourri gâté, mégalomane, qui se croit génie dès le bas âge, ce qui est soigneusement cultivé par sa mère. Au fur et à mesure, la lecture me rappelait le Portrait de Dorian Gray, tant dans l'évolution négative du personnage, que dans la thématique récurrente du miroir, de la beauté juvénile adolescente, du potentiel sous-texte homosexuel, du rapport avec le peintre, que dans le style très agréable retranscrit à merveille par le regretté François Kérel... Les premières parties du roman sont les plus légères et on se dit simplement que Jaromil n'est qu'un sous-Rimbaud cliché couvé par sa mère qui se croit, comme beaucoup de personnages de Kundera, aussi important qu'il n'est en réalité insignifiant.

La deuxième partie nous prend par surprise avec un interlude sur un personnage nommé Xavier. Kundera adore mêler roman et essai, jouer avec ses romans, interrompre ses romans, les commenter, ce qu'il fera d'ailleurs de façon magnifique dans la cinquième partie "Le Quadragénaire", mais ici, il nous laisse dans le flou deviner ce qu'il confirmera par la suite : Xavier est un double fantasmé de Jaromil adolescent, vivant moult aventures extravagantes, passant d'une péripétie à une autre, de fenêtre en fenêtre, de décor en décor, de femme en femme, de rêve en rêve (les fans d'Inception apprécieront !), et m'a tout du long rappelé un personnage de Jean-Paul Belmondo entrant et sortant par les fenêtres, d'aventure en aventure...

Kundera reste Kundera, et la troisième partie sur l'adolescence de Jaromil s'intitule... "Le poète se masturbe" :) L'on découvre les premières amours de Jaromil et l'on se surprend à revivre en détails notre propre adolescence... Kundera m'a notamment bluffé à ce sujet, j'ai revécu mes propres émois adolescents de façon assez inédite, pas tant par le titre de la partie mais bien par les tourments intérieurs de Jaromil. Jusqu'à cette partie, le roman restait innocent, léger, semblait simplement nous narrer la vie pitoyable d'un personnage bouffon se prenant pour Rimbaud et ses déconvenues répétées. Il prend une autre dimension avec la quatrième partie "Le poète court" où, dans un élan de fuite de sa mère, Jaromil entre en collision avec le monstre des romans de Kundera : le communisme. Tout comme celui-ci broyait Tomas dans L'Insoutenable Légèreté de l'être ou Ludvik dans La Plaisanterie, il dévorera Jaromil, mais pas de la même façon. de poétaillon se rêvant Rimbaud étouffé par sa mère, il deviendra un petit inquisiteur fanatique délateur zélé, aveugle et enfiévré, le petit communiste parfait et jusqu'au boutiste. La fin de sa relation avec le peintre, qui était son mentor, est aussi inoubliable qu'inattendue, et l'enfoncement de Jaromil dans une doctrine machinique, dans un suivi ovin de foule, dans un suivi de l'Histoire (toujours moquée par Kundera) sidèrera le lecteur et fera entrer une noirceur dans le roman qui en était jusqu'alors absente et qu'on ne devinait pas venir. Ce qui était seulement un roman sur un raté qui se rêve immense et qui échoue (typique de Kundera) devient un roman de plus où la folie communiste (aussi typique de Kundera) dévore les personnages et nous vaccine contre ce type de régime. Jaromil reniera ses principes passés, ses idoles passées, idolâtrera la doctrine, et connaîtra le succès en devenant le bon petit poète du bon côté de l'Histoire dont il crachera aveuglément les slogans. Ce qui lui est jeté au visage par un personnage vers la fin du roman est aussi cru que véridique. Je me garderai bien de mentionner les détails, mais la descente aux enfers idéologique du personnage et ses conséquences autour de lui n'en finissent pas de sidérer le lecteur. le répit de la cinquième partie, avec les commentaires méta-textuels de Kundera, un renversement de point de vue, est tout aussi bienvenu qu'apaisant et essentiel. J'ai adoré ces jeux de mises en scène de la part de l'auteur qui éteignait provisoirement un décor, comme au théâtre, pour en allumer un autre, et l'on retrouve là aussi un thème qui lui est cher : L'incompréhension éternelle entre les êtres. Lorsque vient enfin le dénouement pathétique de Jaromil, le peu de pitié et de sympathie qu'il avait pu nous inspirer s'est envolé depuis longtemps, et sa fin est aussi pitoyable que celle des personnages habituels de Kundera. Et les analogies avec Dorian Gray perdurent jusqu'à la toute fin...

C'est un roman qui violente le lecteur, ce que j'ai dit au début, sensation qui m'est rarement arrivée, du moins ainsi. D'abord, la mère de Jaromil (qui est d'ailleurs seulement appelée "Maman" dans le roman, seul Jaromil - et Xavier - est désigné par son propre nom dans le roman). Ce livre est l'anti-Livre de ma mère d'Albert Cohen. le Livre de ma mère m'a bouleversé il y a plus de dix ans, et ma propre mère joue un rôle fondateur plus qu'essentiel dans ma propre vie. J'ai beau être très friand des histoires à la Oedipe, je crois que je n'avais jamais lu un roman ou même digéré une fiction sous quelque forme que ce soit, où la relation mère-fils est aussi toxique et écoeurante, et en même temps me tendant un reflet déformant que j'avais beaucoup de mal à accepter. La mère de Jaromil est plus proche de la mère de Norman Bates dans Psychose que de Jocaste, Phèdre ou Lucrèce Borgia. Dans les trois dernières parties, on est littéralement étouffé, elle nous rend fou, et pourtant, on se reconnaît, jusqu'à un certain point, dans cette relation en tant que fils, et c'est là le plus terrifiant. La mère de Jaromil est un personnage aussi passionnant, mémorable et effrayant que son propre fils, et vous autres fils très proches de votre mère, cette lecture ne vous laissera pas indemnes. En bon personnage de Kundera, elle aussi calque sa vie sur des modèles, essaie d'y donner plus de sens et de grandiose qu'elle n'en a en réalité, et toute sa vie, c'est son fils, pour le meilleur comme le pire du pire. Nous est rappelée la force de la littérature, qui peut nous émerveiller, nous faire rire, et nous faire profondément souffrir.

Ensuite, Kundera touche une autre corde sensible (et j'ai vu que certains ici en avaient été encore plus chagrinés). On le connaît iconoclaste et provocateur, et il s'amuse ici à ridiculiser les grands poètes en rendant leurs vies et destinées aussi pitoyables et vides de sens que celles de Jaromil. Ils y passent tous : Rimbaud, Lermontov, Jiri Wolker, Frantisek Halas, le jeune Victor Hugo, Baudelaire... On peut être égratigné de voir nos idoles tournées en dérision et rester perplexe par les raisonnements souvent par trop binaires de Kundera (enfance/adulte, imaginaire/réalité, rêverie poétique/monde réel, maturité/immaturité, etc.) qui pourraient paraître aussi manichéens et dogmatiques que la doctrine socialiste qu'il a tant en horreur. Mais tout comme dans L'Insoutenable Légèreté de l'être, passé le petit coup de poing dans l'estomac, Kundera parvient, à la fois grâce à son humour, sa malice, et sa maestria argumentative, soit à nous faire valider son propos, en connivence avec lui, soit à lui rendre son clin d'oeil amusé adressé au lecteur. Les grands poètes restent les grands poètes dans ce roman et conservent leur part de grandiose, quand bien même il s'amuse à les dépeindre comme d'autres éternels fils à maman rêveurs dont la vie est une farce pathétique. Il reste un de mes auteurs favoris malgré tout : D'une part, l'on est pas obligé d'être constamment d'accord avec ce qu'on lit, et d'autre part, il possède quand même le don, parmi tant d'autres, de nous faire approuver (ou reconnaître avec réticence et en ronchonnant !) les sophismes les plus absurdes et provocateurs avec une démonstration aussi drôle qu'implacable...

Voilà ce que je peux dire, un roman qui accomplit plusieurs tours de force : Nous centrer sur un personnage pathétique, pitoyable, misérable, méprisable (même s'il y a aussi des moments où on le trouve touchant, surtout vers le milieu), nous tendre un miroir répugnant jusqu'à nous faire vomir, nous fils, dans notre propre relation avec notre mère, et se moquer avec espièglerie de certaines de nos idoles, et l'on souffre autant que l'on apprécie à la fois l'écriture (et donc la traduction) splendide que le roman en lui-même, et le retour de tous les thèmes de prédilection de l'auteur. Bon, je vais quand même partir vers un ailleurs maintenant, vers d'autres aventures, par la fenêtre, exactement comme Xavier ou Bébel...
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