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Critique de Kirzy


Oeuvre après oeuvre, Marie-Hélène Lafon creuse son sillon et poursuit sa chronique d'une famille du Cantal, vallée de la Santoire. Avec un texte encore plus condensé et concis que les précédents, avec une économie de mots encore plus précise pour renforcer l'intensité d'une histoire au demeurant banale : une femme battue, humiliée, maltraitée par son mari, trois enfants encore jeunes, une décision à prendre, fuir le naufrage ou « tenir son rang ».

Trois voix, trois flux de conscience, trois temporalités, trois actes : 1967 la mère, 1974 le père, 2021 la fille du milieu en clausule.

Evidemment, la thématique des violences conjugales est un terrain périlleux qui peut sembler opportuniste en surfant sur la vague MeToo. Ce n'est absolument pas le cas tant on sent la sincérité de l'autrice. Jamais elle ne force les traits, jamais elle n'en fait des tonnes. Elle dissémine juste quelques informations parcellaires, restant sur le fil sans se vautrer dans l'exhibitionnisme pour dire le tragique que vit cette femme sans prénom, trop démolie pour en avoir un alors que tous les autres personnages en ont un, jusqu'aux animaux.

« Elle ne reconnait pas son corps que les trois enfants ont traversé ; elle ne sait pas ce qu'elle est devenue, elle est perdue dans les replis de son ventre couturé, haché par les cicatrices des trois césariennes. Ses bras, ses cuisses, ses mollets, et le reste. Saccagé ; son premier corps, le vrai, celui d'avant, est caché là-dedans, terré, tapi. Il dit, tu ressembles plus à rien. Il dit, tu pues, ça pue. Et il s'enfonce. »

Marie-Hélène Lafon est sans doute l'écrivain français actuel dont j'apprécie le plus l'écriture, sa précision grammaticale, l'exigence du vocabulaire, la justesse de sa ponctuation, le placement de ses verbes. Chaque mot est pesé, à sa place, forant progressivement à coup de roulis l'essence de ce qu'elle raconte. La fluidité de sa troisième personne du pluriel permet de s'adapter aux différents personnages tout en permettant une finesse d'analyse sans surplomb compassionnel de pitié. Ce livre est une aventure de la langue, une magnifique occasion de célébrer avec ferveur la langue française.

A la précision stylistique répond la précision temporelle. La mère parle depuis 1967, mai 68 et son vent de liberté ne sont pas encore advenus, encore moins dans les campagnes. Ses ruminations du premier acte forment un soliloque qui tranche avec le silence autour du drame qu'elle vit, son « orgueil » social qui la fait adhérer aux valeurs de son époque et être fière d'être propriétaire d'une ferme qui tourne au point de sa taire et subir. Lorsque le père a la parole, c'est en 1974, c'est le début du mandat de Valery Giscard d'Estaing qui voit en 1975 une loi instaurée le divorce avec consentement mutuel ( en plus de la loi Veil plus connue ). Il ne comprend rien à ce qu'il se joue et s'est joué dans son couple.

Quand le texte est si court, une centaine de pages petit format grosse police, la question se pose de savoir si l'auteur aurait pu aller plus loin et si cela aurait été mieux. Lorsque j'ai refermé le livre, j'étais un peu frustrée de la brièveté de la dernière partie centrée sur la fille, seulement quatre pages. J'avais envie d'en savoir plus, notamment sur le devenir de la mère.

J'ai lu une deuxième fois. Et non, finalement, il ne m'a pas manqué de pages. J'aime la douceur instantanée de ce dernier acte qui donne ampleur et perspective à la tension du premier et l'incompréhension du deuxième. J'aime les silences que Marie-Hélène Lafon ne cherche pas à combler, j'aime les béances du texte qui conservent ces mystères en remontant aux sources de Claire. A l'instar de cette surprenante citation en exergue ( Giono, Les Collines ) qui nous parle d'un sanglier qui « mord la source ».

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