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Critique de colimasson


Succédant à la publication du livre « Un refuge dans un monde impitoyable » (1977) qui montrait que l'importance de la famille ne cessait de décliner depuis un siècle, « La culture du narcissisme » (1979) explore les changements psychologiques induit par la modification progressive de la nature du référent de notre civilisation. La plupart des transformations analysées dans ce livre, qu'elles se déroulent dans la sphère psychologique individuelle, familiale, scolaire ou professionnelle, semblent avoir pour origine commune la modification progressive du référent de l'autorité (royauté, prêtrise, patriarcat) vers une nouvelle forme qui en constitue l'usurpation (oligarchie bureaucratique).


Cette transformation du référent de l'autorité accompagne le développement de la société industrielle et l'essor de l'économie dite capitaliste. Comme le précise Christopher Lasch, son intention n'est pas de dénoncer « une vaste conspiration contre nos libertés » car « toutes ces actions ont été entreprises en pleine lumière et, dans l'ensemble, avec de bonnes intentions. » Il s'agit d'un changement de l'ordination signifiante sous laquelle vécurent puis naquirent des hommes qui, tout en ayant été désiré des hommes eux-mêmes, n'est pas sans susciter ensuite des conséquences par eux inattendues. Tel est le désir.


Les valeurs et les modes de fonctionnement utiles dans une société du manque deviennent obsolètes à l'ère de l'abondance. Des injonctions sociétales inédites prennent progressivement place, qui remplacent le souci de la modération par l'injonction à répondre davantage aux assauts de ses pulsions. Alors qu'au début du siècle dernier, Freud recevait en analyse des individus fortement réprimés, la structure psychologique dominante se transforme progressivement. Il s'agit de celle de l'homme hypermoderne qui est de moins en moins névrosé mais qui, perverti dès le plus jeune âge par des incitations et des allusions répétées à la nécessité de jouir sans entrave, peut même entrer en des moments psychotiques qui ont été repérés par d'autres sous les désignations de pathologies du pré-schizophrène ou de cas-limite. La « libération » propre à ces temps, localisés aux années 1970, correspond donc en réalité à une régression symbolique qui se réalise à l'envers de la résolution du complexe d'Oedipe, ses trois temps étant successivement constitués la structure incorporée du langage de la psychose (indistinction, règne du réel), de la perversion (relation duelle et scopique, règne de l'imaginaire) puis de la névrose (tentative d'établir une relation trine dans le règne du symbolique).


Plutôt que de parler d'individus hypermodernes, Christopher Lasch préfère parler de personnalités narcissiques, de « Narcisses contemporains ». Il en profite pour mettre fin aux confusions qui règnent autour de cette notion. Non seulement celle-ci est souvent confondue avec l'égocentrisme, encourageant les analyses qui confondent la cause et l'effet et qui attribuent à un culte de la sphère privée une évolution qui relève en réalité de sa désintégration mais de plus, le terme de narcissisme, banalisé et vidé de son sens, se trouve souvent dévoyé.


La psychanalyse distingue un narcissisme primaire d'un narcissisme secondaire. le narcissisme primaire se constitue avant que le sujet ne puisse se reconnaître comme image objectivée, et donc comme potentiel objet pour un autre objet, et il vise au rassemblement des différentes sensations corporelles en un ensemble unifié. Ce rassemblement s'établit sous l'influence de la parole maternelle qui, une fois les besoins apaisés, continue de parler à son enfant pour leur plaisir. Ces moments au cours desquels la parole maternelle se soutient des états de satisfaction du corps propre sont les fondements les plus anciens du narcissisme. Ils fixent une image du corps dans le sens où la découverte symbolique d'une parole où se soutient non le besoin mais le désir permet une mobilisation d'organes privilégiée. le narcissisme secondaire intervient lors de la phase du miroir : l'objet n'est plus alors un ensemble d'organes mais le moi lui-même qui peut se constituer d'une manière d'autant moins contrainte que le narcissisme primaire aura été assuré de ses fondements. Si le narcissisme primaire est défaillant, erratique, le moi du second temps narcissique devra trouver compensation dans l'intériorisation d'un surmoi tyrannique. le credo de la libération des moeurs par la diffusion du mantra « il est interdit d'interdire » conduit donc à terme à des résultats opposés à ceux qui étaient initialement recherchés :

« […] le déclin de l'autorité, institutionnalisée dans une société ostensiblement permissive, ne conduit pas à un « déclin du surmoi » chez l'individu. Il encourage, au contraire, le développement d'un surmoi sévère et punisseur qui, en l'absence d'interdictions sociales faisant autorité, tire la plus grande part de son énergie des impulsions agressives et destructrices émanant du ça. »


Le surmoi des Narcisses est peut-être excessivement développé et tyrannique, mais leur moi est au contraire rapiécé, flottant sur le fil des générations sans savoir où se trouve vraiment sa place, et s'il existe même une place à laquelle se raccrocher. Une crise spirituelle est en cours, remarque Christopher Lasch : la déliquescence du symbolique semble ne pouvoir se résoudre autrement que par l'espoir d'un millénarisme religieux technologique qui poursuivrait le travail de « déclin du sens du temps historique – et en particulier l'érosion de tout intérêt sérieux pour la postérité ». Incapable de s'identifier à sa postérité (parce que celle-ci pense n'avoir plus rien de valable à transmettre), incapable de participer au mouvement historique (parce que seules les qualités de l'immédiateté sont valorisées), le Narcisse contemporain ne sait plus vraiment de quoi il est constitué, quel est le désir qui le maintient en vie et qui confère à son existence sa saveur particulière. Contrairement à l'usage communément admis de l'expression de personnalité narcissique, celle-ci ne désigne pas une personnalité possédée par l'amour de soi ; elle désigne plutôt l'expérience « d'un sentiment d'inauthenticité et de vide intérieur » qui peut certes susciter des comportements autocentrés à l'extrême – par besoin de se ressaisir d'une image toujours susceptible de disparition. Soumis aux aléas d'un surmoi tyrannique et d'un moi fantomatique, le Narcisse contemporain oscille entre rêves de grandeurs et aspirations démentes, entre désespoir et abattement profond. Ses moyens psychologiques sont infiniment inférieurs aux fins qu'il se propose et dans la disjonction qui se produit, entre rêve et réalité, c'est bien souvent la réalité qui pâtit.


Christopher Lasch décrit les principaux domaines de la vie qui, s'ordinant à une nouvelle primauté signifiante impulsée par une génération, se transforment et finissent par formater les générations suivantes, pour peu qu'il ne leur soit jamais fait connaissance des modalités de vie antérieures. Dans le monde professionnel, le travail est subordonné à son corollaire, la consommation. le monde politique se spectacularise, la vérité devenant une valeur moindre remplacée par la crédibilité. Les événements de la vie moderne eux-mêmes tombent en déliquescence, devenus images d'images sans référent, devenus événements isolés, insolites, sans veille et sans lendemain, comme l'écrivait Walter Benjamin lorsqu'il faisait remarquer « qu'une faculté qui nous semblait inaliénable, la mieux assurée de toutes nous fait maintenant défaut : la faculté d'échanger nos expériences ». Dans la vie familiale, les principes de l'éducation sont devenus de plus en plus mous, favorisant le désengagement éthique des parents au profit d'un sentimentalisme laissé au hasard et entérinant le transfert des compétences parentales vers l'institution. « Or, l'amour sans discipline n'est pas suffisant pour assurer la continuité entre les générations dont dépend toute culture » et au contraire « cela favorisera le développement d'un surmoi sévère et punitif fondé, en grande partie, sur des images archaïques des parents, jointes à des images d'un moi grandiose. Dans ces conditions, le surmoi consiste en introjections parentales au lieu d'identifications. Il présente au moi un idéal démesuré de la réussite et de la renommée, et il le condamne avec une extrême férocité si celui-ci ne parvient pas à l'atteindre – d'où les violentes oscillations dans l'estime de soi que l'on trouve si souvent dans le narcissisme pathologique ». Les relations entre les sexes perdent de leur sens dans l'atomisme consommatoire et dans le dénigrement des vertus associées au travail et à la famille. le temps de la vieillesse ne peut survenir. « Dans une société où la plupart des gens ont du mal à accumuler expériences et connaissances (sans parler d'argent) en prévision de leur vieillesse, les spécialistes de la « croissance » règlent le problème en incitant ceux qui ont dépassé la quarantaine à se détacher de leur passé, à entamer de nouvelles carrières, à se remarier (« divorce créatif »), à se trouver de nouveaux violons d'Ingres, à voyager sans bagage et à ne s'arrêter nulle part. Ce n'est pas un moyen de croître, mais d'organiser sa mise hors d'usage. »


Le nouveau signifiant qui a commencé à régner dans le monde occidental après la seconde guerre mondiale (et dont témoigne très bien par exemple Herbert Marcuse dans Eros et Civilisation) cherche l'avènement d'un nouveau paternalisme dont le nom serait : bureaucratie. « le nouveau paternalisme n'a pas remplacé la dépendance personnelle par une rationalité bureaucratique, comme presque tous les théoriciens de la modernisation (à commencer par Max Weber) l'ont cru, mais bien par une nouvelle forme de sujétion à la bureaucratie. » Cette bureaucratie s'empare de fonctions de plus en plus larges autrefois dévolues au cercle de la vie personnelle, ceci dans un souci d'uniformisation. Diantre ! commençons-nous naïvement à penser : nous pourrons nous amuser tandis que nous délèguerons les tâches usantes à quelque institution. « En prolongeant le sentiment de dépendance jusque dans l'âge adulte, la société moderne favorise le développement de modes narcissiques atténués chez des gens qui, en d'autres circonstances, auraient peut-être accepté les limites inévitables de leur liberté et de leur pouvoir personnels – limites inhérentes à la condition humaine – en développant leurs compétences en tant que parents et travailleurs. »


Christopher Lasch écrira plus tard, dans une postface publiée en 1991 : « Notre meilleur espoir de maturité émotionnelle semble […] dépendre du fait que nous reconnaissons avoir besoin de personnes qui restent cependant distinctes de nous-mêmes et refusent de se soumettre à nos caprices, du fait que nous reconnaissons être dépendants d'elles ». Pour nous extraire de la domination du nouveau signifiant qui s'est mis à courir les rues avec une vigueur toute renforcée depuis quelques décennies, Christopher Lasch nous invite à commencer par prendre de la distance avec certains des fantasmes qu'il engendre et qui contribuent à en renforcer le règne, tel par exemple le fantasme de l'homme qui se réaliserait lui-même en toute indépendance – fantasme transhumaniste par excellence. Au contraire, l'homme dépend de tout : il dépend des circonstances, il dépend des autres, il dépend même des mots, c'est dire. le narcissisme redevient juste lorsque chacun se reconnaît comme inscrit dans une lignée être biologique, culturelle, sociale, dont il est responsable et qu'il responsabilise à son tour. Si les chimères peuvent parfois être utiles pour se procurer un frisson d'évasion, dans le fond, nous les abandonnerions sans hésiter si un peu de vie non médiée pouvait nous éclater à la figure par surprise.
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