Car, Monsieur, vous ne savez pas ce qui se passe là-bas. Vous n'avez pas fait l'expérience de la cale ni celle de la canne. Vous ne connaissez pas la brutalité des planteurs, la cruauté de cette vie dans des lieux qui ont des allures de jardin d'Eden mais qui cachent plus de serpents que vous n'en rencontrerez jamais ! Pour vous autres, hommes de salon, l'Habitation est un exotique ailleurs aux parfums enchanteurs. Vous ignorez ce que signifie la perte de sa mémoire, l'aliénation, la déshumanisation. Vous n'avez jamais été violé, Monsieur !
Je savais que la narratrice serait une femme, qu'elle porterait un nom où l'on entendrait l'oubli. L'oubli de l'humain à travers des siècles de saccage, l'oubli de l'enfance niée, des racines torturées. Elle s'appellerait Olvidia - olvidar signifiant "oublier" en espagnol.
Ah! en voilà une qui m'est envoyée depuis l'autre côté du monde!
Puis il me fixa droit dans les yeux : Mon enfant ta place est ici. Ne te tourmente plus, j'ai reçu le message de ton arrivée il y a bien longtemps...!
J'apprendrais avec amertume que l'intelligence ne suffisait pas, que dompter ses peurs ne les faisait pas disparaître, bref que le monde resterait cruel pour ceux de ma couleur qui n'étaient pas nés du bon côté de la seule race humaine.
Je suis ces mois qui m'ont fait sortir de l'enfance par une porte qui s'ouvrait sur l'horreur. Je suis cette jeune femme encore debout que le viol n'a pas tuée. Je suis un maillon de l'interminable chaîne de mes semblables dont la destinée fût moins clémente que la mienne. Je suis une résistante car je suis ce que j'ai vécu, ce qui m'est arrivé et ce que j'en ai retenu.
Monsieur et Madame assistèrent à la cérémonie, je fus inscrite au registre des biens meubles du domaine des Bois-Tranchés sous le nom de Marie Olvidia.