- Le monde est vaste et étrange, Hara, mais pas plus vaste ni étrange que nos esprits.
Tenar et Tenahu bavardèrent un peu, se montrant du doigt des navires, qui passaient sur une île.
- C'est merveilleux. J'avais oublié comme j'adore être sur le voilier dit Tenar.
- J'aime bien à condition d'oublier l'eau, dit Tehanu. C'est comme si je volais.
- Ah, vous les dragons, dit Tenar.
Elle avait parlé d'un ton léger, mais elle ne l'avait pas dit à la légère. C'était la première fois qu'elle disait quelque chose de ce genre à sa fille. Elle sentait que Tehanu avait tourné la tête pour la regarder de son oeil valide. Le coeur de Tenar cognait dans sa poitrine.
- L'eau et le feu, dit-elle.
Tehuna ne dit rien. Mais sa main, sa fine main brune, pas la griffe,, se posa sur la main de Tenar et la serra fort.
- Je ne sais ce que je suis, mère, chuchota-t-elle de sa voix qui était rarement plus qu'une murmure.
- Moi je sais, dit Tenar.
Elle essayait de réconforter sa mère, de la rassurer, mais il y avait de l'envie dans sa voix, de la jalousie et un profond désir.
- Attends, attends un peu et tu sauras, répondit sa mère, qui avait du mal à parler. Tu sauras c e que tu dois faire... ce que tu es... quand le moment sera venu.
Aulne sentait que, comme lui, elle n'était pas ici par choix mais parce qu'elle avait renoncé à choisir, contrainte de suivre une route qu'elle ne comprenait pas. Leurs routes à tous les deux se rejoignaient peut-être, du moins pour un temps. Cette idée lui donna du courage. Sachant seulement qu'il y avait quelque chose qu'il devait faire, quelque chose de commencé qu'il fallait terminer, il sentait que quelle que fût cette chose, elle serait mieux faite avec elle que sans elle. Tenahu était peut-être attirée vers lui à cause d'une même solitude.
- Ce qu'il vous reste à faire, princesse, c'est d'apprendre comment vous faire aimer de lui. Que pouvez-vous faire d'autre ?
Seserakh haussa les épaules tristement.
- Ce serait pratique si vous pouviez comprendre ce qu'il fait.
- Bagabba-bagabba. Voilà le bruit qu'ils font tous.
- C'est aussi l'effet que nous leur faisons. Allons, princesse, comment peut-il vous aimer si tout ce que vous pouvez lui dire est bagabba-bagabba ? Regardez, et elle leva une main et la désigna avec l'autre, et prononça le mot en kargue d'abord, puis en hardique.
Eh bien, dit lentement Épervier, il est parfois des passions qui, au plus fort de leur printemps, rencontrent un destin funeste, la mort. Et parce qu'elles finissent en beauté, les harpistes en font des chansons et les poètes des contes : l'amour qui échappe au poids des ans. Tel était l'amour entre le jeune roi et Elfarranne. Tel était ton amour, Hara. Il n'était pas plus grand que celui de Morred, mais le sien était-il plus grand que le tien ?
Tenar était donc obligée de jouer le rôle de nourrice, professeur et compagne pour deux jeunes filles effrayées qui ne savaient pas comment maîtriser leur pouvoir, alors qu'elle même ne voulait d'aucun pouvoir sur terre si ce n'est la liberté de rentrer chez elle, là où était sa place, et d'aider Ged à s'occuper du jardin.
- Je crois, dit Tehanu de sa douce voix étrange, que quand je mourrai, je pourrais rendre le souffle qui m'a permis de vivre. Je pourrai rendre au monde tout ce que je n'ai pas fait. Tout ce que j'aurais pu être et que je n'ai pas été capable d'être. Tous les choix que je n'ai pas faits. Toutes les choses que j'ai perdues et gâchées. Je pourrai les rendre au monde. Pour les vies qui n'ont pas encore été vécues. Ce sera mon cadeau au monde, en échange du cadeau qu'il m'a fait de la vie que j'ai vécue, de l'amour que j'ai éprouvé, de l'air que j'ai respiré.
Elle leva les yeux vers les étoiles et soupira.
- Pas avant longtemps, murmura-t-elle.
Plus loin à l'ouest que l'ouest
Bien au-delà des terres
Mon peuple danse
Dans le vent d'ailleurs
Le chant de la Femme de Kemay
- Les arbres sont très sombres, dit Aulne à Épervier, mais il ne fait pas sombre à leur pied. Il y a une lumière - une lueur en eux.
Il ressentait une tristesse jusqu'au cœur des choses, un grand chagrin qui transparaissait même dans la lumière de l'aube.