Le monde à Rouen remarquait fort les assiduités de Robert Chalmin auprès de Mlle Lucie Ramel. De fait, à trois bals successifs, il s’inscrivit lui-même sur son carnet pour plusieurs danses, la conduisit au buffet, politesse audacieuse, et trouva moyen de souper à ses côtés. Et ils parlaient tout bas, d’un air entendu, comme s’ils eussent eu quelque chose à se dire. En outre, un soir, au théâtre, il passa les entr’actes des Huguenots dans la loge de Mme Ramel et de sa fille. Le monde estima les fiançailles imminentes. Cette union ne lui déplaisait point. D’abord elle réunissait les conditions requises : la différence d’âge réglementaire, l’égalité des fortunes et des situations sociales. Puis elle attestait que, chez lui, on s’épouse par caprice, au besoin. Il en savait gré aux deux jeunes gens, et les couvait d’un œil attendri. Leur intrigue dénotait l’existence d’un sentiment joli, aimable, gracieux, non suspect d’exagération passionnée, ce qui eût paru choquant. C’était juste la dose de poésie permise, assez pour troubler deux cœurs, pas assez pour les bouleverser.
L’habitude de la considérer comme une enfant l’empêchait d’y songer. Maintenant elle se rappelait sa propre surprise, lors de son dernier séjour au bord de la mer. Elle avait laissé l’année précédente une gamine, elle retrouvait une petite femme réservée, travailleuse, d’allures discrètes.
Le monde, lui, se laisserait duper moins aisément. Elle le redoutait déjà comme une sorte d’être vivant aux yeux innombrables. Il est sans cesse à l’affût. C’est un justicier inflexible qui condamne toujours ceux qu’il accuse lui-même.
Une vraie femme devine les déclarations muettes, elle apprécie même l’hommage du silence que garde l’amoureux.
Après cette grossesse où leurs lèvres s’étaient déshabituées des baisers éperdus, ils n’éprouvaient pas cette crise de désirs qui jette souvent les jeunes époux aux bras l’un de l’autre. Ils espacèrent leurs caresses. Somme toute, il n’y eut ni querelle, ni aigreur, aucun symptôme qui les avertît de ce nouvel état de choses, rien que la transformation lente et inévitable que subissent les sentiments les plus fermes.
Robert étant le premier homme qui pût approcher d’elle, elle fut naturellement portée à le juger supérieur aux autres. Surtout, elle se sentait pour celui qui l’arrachait à son milieu morose des élans de reconnaissance qu’elle appelait volontiers de l’amour. En compensation à sa vie monotone, elle s’imaginait un avenir gai, riant, libre. Ces rêves accroissaient la somme d’affection dont elle disposait, et Robert en recueillait le bénéfice.
— C’est de l’amour, se disait-elle, de l’amour !
Et ce mot avait, sur ses lèvres, une saveur de mot défendu.
Je suis enchanté, je l’ai fait bavarder, sans qu’elle s’en doutât, et je sais maintenant un tas de choses intéressantes concernant ses goûts, ses besoins, le genre de vie qu’il lui faut. Ses moindres paroles indiquent une excellente éducation, un fond solide et une humeur égale.
Elle était brune et de petite taille. Sa physionomie, un peu insignifiante au repos, avec son nez en l’air, sa bouche sans dessin précis, son regard sans éclat, prenait en souriant une certaine vivacité, due à la blancheur de ses dents et aux fossettes qui trouaient ses joues et son menton. La peau était mate, les lèvres rouges.
Elle, intriguée, débitait ses rêves. Ils variaient chaque jour, ce qui déroutait l’ancien commerçant. Elle admirait le lendemain ce qu’elle dénigrait la veille, et elle se démentait très gravement avec l’aplomb d’une personne qui a beaucoup médité, et dont l’opinion est fermement établie.