Me voilà, deux ans après, belle comme une fleur, rose donc, et enragée comme un grizzly. Diplômée en littérature, actuellement en congé sabbatique, durée indéterminée, j’occupe la fonction de cerbère de la porte, de maîtresse des clefs et, accessoirement, de directrice de l’espace culture d’un petit salon de coiffure situé en pleine rue piétonne. Popul’Hair, donc. Un nom qui défrise. Mon boulot consiste à détendre la clientèle en récitant des poèmes, en lisant des extraits de romans que j’affectionne. Ça dépend de mon humeur, de la tête de la coiffée ou de l’ambiance dans la boutique. Un concept culturel. Uniquement les lundis et vendredis. Une idée de Vanessa, la propriétaire, un soir où, sirotant un demi pêche, j’évoquais mon amour des belles tournures et de la grande littérature. Rémunérée en plus, oui, madame ! En brushings ou balayages gratuits et en bouquins.
Quand on y pense, c’est tout de même terriblement monotone et prévisible, une vie de portail, coulisser dans un sens, puis dans l’autre, et faire office de mur, la plupart du temps, tout ça parce qu’un imbécile heureux a inventé un jour le concept de propriété privée. Il suffit d’ailleurs que le mécanisme se grippe et que ledit portail reste accidentellement ouvert pour que les propriétaires paniquent, branchent leurs caméras de vidéosurveillance high-tech, stockent du sucre, des pâtes et de la farine, claquemurent leur famille – les femmes et les enfants d’abord ! – et astiquent leur fusil, tétanisés par la peur, alerte maximale, prêts à endiguer la moindre invasion, c’est dire la puissance monotone et prévisible du concept.
Je réintègre le service urologie. Je me réhabitue à l’odeur avant de retrouver ma piaule. N’allez pas croire que j’ai une dent contre les retraités, hein ! Je sais ce que l’industrie du camping-car leur doit. Je n’ai d’ailleurs que mépris pour les populistes qui leur reprochent de ne rien foutre toute la journée, de vivre aux crochets des travailleurs et de bénéficier de réductions au cinéma et des minima sociaux.
N’allez pas croire que j’ai une dent contre les retraités, hein ! Je sais ce que l’industrie du camping-car leur doit.
J’allume une cigarette aux pesticides pour couper ma faim.
Ma mère pioche dans le frigo, rassemble les restes du déjeuner sur un plateau et s’attable. Son assiette 180 % pur bio me donne envie d’un steak XXL aux hormones.
Il s’égosille sur la présence de cette smala au milieu de son commissariat. Tout le monde recule.
Il fustige, Boyer. Il vitupère. Il s’insurge. Il ne pivoine pas, Boyer, il ne rosit ni ne groseille pas non plus ! Il érubesce. Il écrevisse. Il écarlate. Il cramoisit. Il incandescent. Il éructe en se frappant la poitrine du poing comme le mâle dominant d’un groupe de gorilles pour affirmer sa supériorité.
Pantacourt moulant, baskets jaune fluo, casquette, transpiration abondante et pack d'hydratation dans le dos, la grande classe version traversée du Sahara en autonomie totale. Mon, frère aime les maths et le marathon. Enfin, il parait qu'on dit ultra-trail, maintenant. Le principe est simple : tu cours pendant des heures et tu dépenses l'équivalent de trois mois de salaire chez Decathlon par an au lieu d'alimenter le compte en banque d'un psy. C'est meilleur pour la santé , mais les lacaniens font la gueule.
[Rose quitte la maison]
Je ne prend que l'essentiel, mon portable, un disque dur comme discographie, Journal d'un vieux dégueulasse de Bukowski, La Divine Comédie de Dante et l'intégrale d'Erskine Caldwell.
(p. 252, édition J'ai lu)