Une enquête du commissaire Brunetti : Un vénitien anonyme

Le sergent avait laissé cravate et veston sur sa chaise et se présentait en chemisette blanche. Il avait perdu du poids depuis la naissance de son troisième enfant, un an auparavant, et dit à Brunetti qu’il voulait en perdre encore pour être plus en forme. Quand un homme qui va bientôt avoir cinquante ans vient d’être père, avait-il expliqué, il doit faire attention, prendre davantage soin de lui.

On commence par souhaiter un monde meilleur, et on en arrive pour y parvenir, par supprimer tout ce qui ne correspond pas à la vision que l'on se fait de ce monde meilleur. Et comme Savonarole, ils se retrouveront tous sur le bûcher.

Je trouve toujours inquiétant un groupe, quel qu'il soit, qui se fonde d'une manière ou d'une autre, sur le principe de sa supériorité sur le reste du monde.

- je vais changer le message et tu vas me rappeler.
- Non, Damiano. J'ai besoin de te parler de quelque chose d'autre.
- Ce n'est pas plus mal. Je mets un temps fou, à chaque fois. Tous ces boutons à pousser... La première fois, je me suis enregistré pendant que j'engueulais l'appareil. Du coup, je suis resté une semaine sans un seul message, jusqu'au jour où j'ai appelé chez moi depuis une cabine. Scandaleux, le langage qu'utilisait ce répondeur. J'ai foncé à la maison pour le changer immédiatement.

- Houla, le superflic ! ironisa Paola en tendant la main vers une autre tomate, il voit des rondelles de tomates avec juste de quoi mettre une tranche de mozzarelle entre elles, il voit un bouquet de basilic tout frais dans un verre d'eau, à la gauche de sa délicieuse épouse, et fait le rapprochement entre tous ces éléments et, raisonnant à la vitesse de la lumière, en déduit qu'il y a de l'insalata caprese pour le dîner. Pas étonnant qu'un tel homme frappe de terreur la population criminelle de cette ville.
.../...

(Brunetti)
Il se souvint alors de quelque chose que Paola lui avait dit peu de temps après qu'ils avaient fait connaissance; un détail que lui-même n'avait jamais remarqué, à savoir la manie qu'ont les Italiens de constamment toucher, tripoter, voire caresser leurs parties génitales. Il se souvenait d'avoir éclaté d'un rire d'incrédulité méprisante mais il s'était mis à y faire attention et, au bout d'une semaine, avait dû reconnaitre qu'elle avait tout à fait raison. Quinze jours plus tard, le phénomène commencer même à le fasciner, et il était stupéfait de la fréquence avec laquelle les hommes, dans la rue, portaient la main à hauteur de la braguette pour un léger tapotement, un contact rassurant, comme s'ils craignaient d'avoir perdu leur service trois-pièces.

Dédicace :

A la mémoire d'Arleen Auger,
un soleil aboli.

Titre original : Dressed for Death

Citation d'ouverture :

Ah forse adesso
sul morir mio delusa
Priva d'ogni speranza et di consiglio
Lagrime di dolor versa dal cigio.

"Ah, peut-être déjà
Trompée par ma mort,
Privée de tout espoir et de conseils,
Des larmes de douleur
jaillissent de ses yeux."

MOZART, Lucio Silla

Brunetti réfléchit à cela pendant quelques instants, pensant aussi à la façon qu’ont les banquiers de toujours éviter de prononcer le mot « argent » et de faire appel, à la place, à la vaste terminologie qu’ils ont inventée pour remplacer ce terme trop vulgaire : fonds, finances, investissements, liquidités, avoirs, placements. D’ordinaire, les euphémismes portent sur des choses plus grossières, comme la mort et les fonctions corporelles. Cela signifiait-il qu’il y avait quelque chose de fondamentalement sordide dans l’argent, et que le langage des banquiers avait pour but de déguiser ou nier cet aspect des choses ?

Si je comprends bien, sergent Buffo, tous ces honnêtes travailleurs qui,d'après vous, sont sous la menace du sida, risquent de l'attraper parce qu'ils paient ces pervers, comme vous dites,pour leur enfoncer la bite dans le cul? Efforçons-nous de ne pas oublier ce détail. Et de ne pas oublier non plus que, quelle que soit la victime, elle a été assassinée, et qu'il est de notre devoir de trouver l'assassin. Même si celui-ci est un honnête travailleur.