Un quadragénaire sait que vivre, désormais, c’est perdre du terrain. Et que l’on ne peut espérer, au mieux, que des trêves, des armistices, des manœuvres de retardement plus ou moins réussies avant de reconnaître l’ultime défaite.
La haine n’était pas, pour lui, un sentiment très recommandable. Non pas pour des raisons morales mais pour des raisons d’efficacité révolutionnaire. Haïr son ennemi, c’était risquer d’avoir la main qui tremble et la vue qui se brouille quand on doit le tuer.
S’ils lui avaient ordonné de tuer un ministre, de poser une bombe dans une caserne ou d’enlever l’enfant d’un patron, il l’aurait fait. Pour la Cause. Et il était étonné de voir qu’il y avait toujours eu à travers le temps des hommes pour reprendre l’étendard de cette Cause, pour tout y sacrifier et s’y brûler dans un mélange de rage inapaisable et de bonheur fou.
On pourrait penser que Jugan, comme tous les terroristes, comme tous ceux qui ont connu la violence, qu’il s’agisse de celle des fusillades ou du système carcéral, ne soit pas du genre à s’arrêter à ce genre de choses mais j’ai l’intuition que ce sont des détails qui brisent les hommes de son espèce.
Le vin était mauvais mais devenait buvable si on y ajoutait quelques glaçons. On ne disait pas grand-chose. On regardait la mer. On aurait pu passer l’éternité, comme ça, dans le bleu.
Mes rêves sont des puzzles, ils ajoutent des pièces à un ensemble que je suis forcé, au réveil, de reconsidérer pendant la matinée qui suit, parfois même pendant toute la journée, avant que l’ensemble ne se dissipe et me laisse à nouveau en paix pour plusieurs mois.
La bourgeoisie de Noirbourg n'avait pas eu les mêmes scrupules. Elle avait affirmé un pétainisme sans faille, fait fusiller l'ancien maire suspecté de gaullisme et dénoncé les cinq familles juives de la ville dont trois furent déportées et ne revinrent jamais tandis que deux autres, des tailleurs roumains, restèrent cachées dans une cave de l'Ilôt sous la protection d'un julot de Coutances qui avait apprécié la qualité des costumes trouvés à Noirbourg grâce à eux.
Il y a quelque chose d'émouvant à essayer de ressaisir dans un corps soudain présent devant vous la silhouette de l'adolescent ou du jeune homme qu'il fut, l'enthousiasme ou la gravité de son regard, la facilité, l'évidence avec laquelle il semblait alors bouger et évoluer dans le monde. Finalement, c'est le quadra qui apparaît le plus vulnérable si on le compare au garçon de dix-sept ans. Ces rides d'expression qui se sont creusées, ce gris dans les cheveux, cette calvitie qui attaque par l'avant et ressemble à l'avancée du désert, ces lunettes qu'on ne lui connaissait pas, ce costume, même, qu'on n'aurait jamais imaginé le voir porter et puis cette corpulence nouvelle qui a transformé le garçon un peu rond en sosie de Dany DeVito.