Citations sur Le Mystère de la femme sans tête (31)
Marina ne figura plus nulle part dans les journaux.
C’est comme si rien n’était arrivé, comme si la jeune Russe avait été un grain de poussière et qu’on l’avait balayé.
C’est comme si elle avait été annulée, expurgée d’un film dont on aurait décidé, au montage, que son rôle, finalement, n’apportait rien à l’histoire.
Youri regardait sa cavalière sautiller, passer des bras d’un étudiant russe à ceux d’un jeune patron, leur parler avec cet accent russe qu’elle ne pouvait décoller et il les voyait tous tomber, même ceux qui semblaient de prime abord la dédaigner : Marina était irrésistible, spirituelle, drôle. C’était loin d’être la plus jolie du bal, mais c’était la plus vive, la plus vivante.
Elle chipait une cigarettes à ses cavaliers et la fichait derrière son oreille, elle plaisantait, faisait des voix, elle racontait des histoires comiques qui déstabilisaient ses partenaires. Marina, dans sa robe usée héritée de ses sœurs, minuscule et coiffée à la Mistinguett, émettait une forte lumière.
Alors qu’à Bruxelles, l’affichage clandestin et les tracts communistes ne s’adressaient aux femmes que pour leur recommander de réconforter leur mari, sur Radio-Moscou on les suppliait de prendre part a l’effort. Les femmes russes, qui pouvaient voter depuis la révolution, mais aussi les femmes de partout ailleurs, celles qui ne comptaient pour rien, qu’on ne mêlait pas aux affaires de la guerre, celles qu’on tenait à distance, qu’on prenait à peu de chose près pour des nuisances et auxquelles on ne faisait jamais confiance. Moscou leur parlait.
Tu lui prêtes tes affects. Tu ne te préoccupes pas de ceux qui vont taxer ce parallèle d'obscénité, parce que s'il y a une chose dont tu ne doutes plus, c'est qu'il existe un lien d'humiliation unissant toutes les femmes, comme un cordon, qui se déploie de cou en cou à travers les âges. Une communauté secrète dont les archives, qu'on s'emploie à détruire, dégoulinent de pisse, de bave et de sperme. Tu ne sais plus où tu as lu que le point commun entre les femmes, le seul peut-être, c'est qu'on les traite comme des femmes. Tu ne saurais mieux dire
Assez vite se pose un problème susceptible de contrecarrer tes plans, de grande fresque sépia avec des prétentions d'authenticité : tes sources racontent tout et son contraire, chacune défendant une vision de l'Histoire de nature à servir ses intérêts. Sans compter ce qu'elles ne disent pas (....) ces années de sa vie que personne n'a connues (... qu') il faut se résoudre à combler.
Dans ce brouillard, tu essaies de distinguer ce qui, pour toi, ressemble à la vérité.
La deuxième proposition était probablement la moins pénible à digérer. Grandir, essayer de se construire après avoir été abandonné au profit d'une idéologie te semble plus terrible que de trouver sa place sur cette terre en pleurant une mère qui avait juste voulu bien faire.
Oui, en son for intérieur, Ludmilla le sentait : l'attaque de l'avenue Marnix, celle du 7 décembre, c'était un coup des hommes. C'était brouillon, inconséquent, c'était dangereux... ça ne pouvait venir d'une femme, encore moins d'une mère, non. Les mères savaient cela, à travers le monde et les époques, elles partageaient cet organe inconnu, cet appendice dont il n'était fait mention dans aucun traité d'anatomie, se manifestant par un grésillement douloureux quand elles étaient confrontées à ce que les mères ne feraient jamais. Et ce que les mères ne feraient jamais, se disait Ludmilla, c'était se fourrer de sa propre initiative dans des situations dangereuses pour leurs enfants, les abandonner à un homme immature, prendre le risque d'en faire des orphelins et de leur infliger la douleur du deuil. Ce qu'elles ne feraient pas, c'était laisser croire à leurs petits que la patrie importait plus qu'eux.
Tu te demandes comment tu as pu passer à côté d'une femme au rôle aussi décisif pour la paix, une amazone ayant résidé à mille deux cents mètres de chez toi dans un sens; enterrée à huit cents mètres dans l'autre. Et tu pestes contre l'enseignement catholique belge des années 1990, dont on pouvait sortir en pensant que le mot « colonisation » renvoyait à un examen de l'intestin.
Youri savait beaucoup de choses, connaissait beaucoup de monde. Il n’était néanmoins pas le dernier à tenir pour vrai ce qui n’était que probable et pour probable ce qui n’était pas impossible.
Plus tu remues le passé, plus tu comprends que ce qu'on appelle vérité est la version du dernier qui a parlé. Et que le dernier qui a parlé est généralement un militant, car le militant a ce muscle, cette énergie, celle de revenir sur les lieux que l'on croyait désertés pour y inscrire sa pensée et faire murmurer les reliques.