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Critique de Pujol


Trois enfants. Une fille et deux garçons. Hendricka, Karel et le petit dernier nommé Mohand.

Nés dans la mauvaise famille, le désastre, la mauvaise étoile. Un père, Karl Claeys, triste blague belge venue se crasher dans la cité Antonin Artaud après une diagonale Amblève > Marseille. Cité fictive qui ressemble à beaucoup d'autres et où les fulgurances côtoient la folie sans savoir qui engendre quoi.

Loin du centre-ville, sur les contreforts du massif de l'Etoile. Un genre de Notre-Dame-Limite d'où Notre-Dame se serait enfuie en hurlant, hirsute et affolée. Un de ces territoires relégués géographiquement et socialement.

Dans ses bagages Karl a emporté ses combines foireuses, de l'héroïne, sa shooteuse ainsi qu'une capacité hors-du-commum à bousiller les gens qu'il fréquente. Et en premier lieu, sa femme Loubna rencontrée sur place et leurs trois enfants qui cohabitent avec lui, passagers involontaires et résignés de sa méchanceté brute.

Le narrateur sera Karel, l'aîné. Il nous parle depuis un futur où le monstre a été terrassé comme dans L'Odyssée par un assassin nommé "personne". Il se livre à l'orée de sa vie d'adulte à un psy, remontant le fil de sa courte histoire. 20 ans de cauchemar pour une fratrie en proie à la violence d'un père, au silence d'une mère et à l'indiffèrence presque unanime du monde autour. École comprise.

Marseille est encore une fois un théâtre antique à ciel ouvert, décor d'une tragédie implacable. Elle n'est pas vraiment agissante dans ce livre, cela aurait très bien pu se passer ailleurs. Seuls quelques évènement historiques viennent saupoudrer le texte et l'ancrer. Elle se contente d'accueillir et de tendre les bras aux personnages.

Sa géographie accompagne leurs évolutions et avant tout celle de Karel : d'Antonin Artaud au Boulevard Sakakini puis à la rue Consolat. On se rapproche du centre-ville au fur et à mesure que la vie évolue, qu'on trouve un emploi, qu'on emménage avec sa copine et que l'on tente d'oublier sa cité crasseuse. Sociologie des rues.

Pourtant les dieux ne perdent jamais de vue les enfants Claeys et s'acharnent sur cette famille en déchaînant les éléments sur elle. Des ciels d'orage où Zeus lance son foudre, ulcéré par tant de brutalité et d'immoralité réunies dans une même famille. Les Atrides ou les Labdacides n'ayant rien à lui envier.

Deux enfants à la beauté divine (Apollon et Artemis ? Mais Karel et Hendricka ne sont pas des jumeaux) et un autre disgracieux, voué aux tourments physiques et moraux (Héphaistos ?). Un père qui dévore ses enfants. (Cronos ?)

Des origines nébuleuses d'hommes et de femmes fuyant leurs destins et brouillant les pistes en les croisant. Les lignées de deux familles qui s'ignorent et se cherchent. (On pense à Oedipe pour les origines opaques )

Meurtre, sacrifice pour refaire souffler le vent de la vie au milieu du désespoir, (Iphigénie) adultères. Mythologie incarnée et douloureuse.

J'ai été un peu décontenancé. le voyage m'a plu mais les personnages avec qui je l'ai fait me laissent perplexes. Et avant tout Karel. Karel le fracassé et son acronyme évocateur.

Il a vécu une enfance terrible avec sa soeur et son frère à subir la colère et la bêtise crasse d'un père fide fade et colérique. Dur de vivre dans la peur constante de ses crises de folie...

Comme si cette violence était un pays dans lequel lui, son frère Mohand et sa soeur Hendricka avaient appris à vivre, en se blotissant dans les infractuosités du terrain : une mère dépassée, soumise et mutique ; un camp de gitan derrière la colline ; ou la fuite loin de ce monde que l'on attend, que l'on prépare et que l'on souhaite.

On se cache dans ce roman, on se terre. On dissimule aux autres ses envies, sa vérité, pas toujours très belle. On change de noms pensant que le destin perdra ainsi notre trace en feuillettant le bottin mondain, ce bal maudit. On ment comme on soupire.

Mon enfance a été trop heureuse et c'est ce détail qui m'empêche d'accepter le résultat d'une telle opération, à savoir que les brimades continues, les coups et l'humiliation au quotidien ne peuvent que très rarement donner des adultes calmes, pacifiques et altruistes.

A partir du chapitre "Les filles en "i" m'a colère n'a cessé de monter. Un personnage a brusquement fait une embardée. On la pressentait mais pas à ce point. J'en suis arrivé à l'insulter. Je l'ai même invectivé en le questionnant par écrit sur les pages du livre, inscrivant des "Et toi connard ?" dans la marge. Ça ne m'arrive pas si souvent...

C'est dur de suivre un protagoniste qui nous tend, nous énerve. Ah Karel. Mec. Assume. Arrête de ne penser qu'à ta jolie petite gueule 5 minutes...oui c'est Caporal bobo qui te parle au talkie, tu sais ? de ceux que tu détestes et jalouses ? Mais je sais, je n'ai aucun mérite de parler depuis là d'où je parle. Donc je ferme ma gueule et je te regarde faire des roues arrière improbables avec ta vie et surtout celle des autres. Spectateur qui se mord les lèvres du gâchis en puissance et de l'accident ferroviaire qui ne manquera pas de se produire.

Rebecca Lighieri nous bouscule, volontairement, dans nos certitudes et dans notre confort. On se questionne, on s'étonne, nos appuis sont moins assurés, comme si l'autrice nous avait placé une bonne balayette et attendait, goguenarde, notre réaction.

L'auteur parle d'une "suspension du jugement" qu'elle revendique envers ses personnages que la vie, la société, a priori ont déjà jugé et marginalisé. Elle ne tient pas à surcharger leurs barques. Juste les mettre à l'eau, les voir nager. Ou couler.

Le titre n'est d'ailleurs pas une affirmation pour elle. Il reste une interrogation à laquelle on peut répondre ou pas. Les Hommes, au sens de l'espèce restent à définir. Karel, Karl, Mohand, Loubna ? Tout le monde ?


Quelque chose m'a manqué pourtant dans le rythme sans que je ne puisse vraiment mettre le doigt dessus. Je pense que malheureusement certaines scènes, presque des tableaux, viennent nuire au rythme global du roman. C'est tellement fort, que cela casse le fil du récit, le rend trop fin. Comme des diamants trop lourds sur un collier. Cela peut arriver en peinture, où un morceau de bravoure tout virtuose soit-il, peut venir casser l'unité.

Ces passages sont forts, bien écrits. Ils font sauter l'électrocardiogramme qui ensuite paraît étrangement plat. C'est dur à dire mais certains passages sont trop puissants vis à vis du reste et notamment du 3ème tiers du roman et de la fin qui s'essouflent un peu à mon goût.

C'est le défaut d'une qualité. Ce n'est moins bon que parce que cela cohabite avec du précieux, pas parce que c'est moyen.

J'ai d'ailleurs vraiment aimé la plume de l'autrice. Pleine de jus. Les personnages persistent et m'interpellent régulièrement dans ma vie de tous les jours. Je vois des Karel assez souvent ou je crois en voir lors de mes errances. Plus rarement un Mohand au visage abimé. Beaucoup de chair et de vie données à ces enfants que l'on suit dans leur adolescence ("la mue périlleuse") et dans leurs premières années d'adultes qui ne sont pas les plus simples à vivre non plus. Une tendresse particulière pour l'opulente Choucha.

Puis il y a des scènes très marquantes.

Bouleversantes même.

Certaines violentes, d'autres moins mais intenses toujours. Sexe, shoot, aggression, mise à mort.

De ces paroxysmes acrobatiques où le ridicule guette à chaque adjectif, Rebecca Lighieri se sort très bien, arrivant à ses fins et plongeant les lecteurs dans ce fort courant.

Pas de "Bad sex in fiction award" pour Mme Lighieri donc.

En ce qui concerne la marge accueillante et les exclus inclusifs...j'aimerais y croire mais je ne suis pas totalement convaincu. Cynos de Berge Rase me souffle doucement à l'oreille des réflexions empoisonnées et sarcastiques. Si seulement...

Une autre petite remarque (oui ça fait beaucoup mais je l'aime bien ce livre je le redis) qui m'a fait un peu cligner de l'oeil comme un cornichon trop vinaigré : le mot "go" n'est, à mon avis, pas apparu à Marseille en 1990. Cela est bien plus récent. A moins que ce ne soit le Karel narrateur du 21ème siècle qui l'utilise ? Même réflexion pour "bicrave" en 1998. Je n'ai commencé à l'entendre que vers 2005 et pas sur Marseille dans un premier temps. Pour finir le mot "terma" ??? J'ai toujours dit "tarma" en ce qui me concerne.

Lighieri dit qu'elle a remarqué qu'elle se réservait pour les narrateurs masculins, pour une certaine noirceur. Plus percutante, plus romancée et moins poétique que Bayamack-Tam. Elle se permet plus de violence physique comme dans un pulp. Elle écrit "sous pseudo", et loue l'effet "stupéfiant" que cela convoque chez elle et qui la déshinibe. La trame est déjà présente contrairement aux livres de Bayamack- Tam qui se forgent "chemin faisant".

Philippe Lançon dit que "Lighieri est la version pop de Bayamack-Tam".

Et en parlant de pop, la musique et les chansons des années 1980 à 2000 sont au centre de ce roman. Rebecca Lighieri a construit l'histoire autour d'elles, les laissant infuser dans son esprit pour en colorer les atmosphères, souligner des ambiances et convoquer les souvenirs, pour les chanceux nés dans ces décennies ; pour le meilleur et pour le pire dit-elle. Elle a failli nommer chaque chapitre du titre d'une de ces chansons mais a renoncé en route, craignant l'aspect trop systématique.

Ce livre, malgré quelques irritations, me donne très envie de lire assez vite autre chose de l'autrice quel qu'en soit le nom. Par ricochets, l'envie aussi de découvrir Antonin Artaud dont le titre est une citation et dont L ADN triple fait de poésie, de drogue et de folie irriguent ce roman.

Quelques details amusants aussi, comme la famille Sastre, gitans du passage 50 aux goûts vestimentaires très marqués et dont le nom signifie "tailleur" en espagnol.

Le pseudo Lighieri aussi qui fait de l'oeil à Dante Alighieri.

Je relirai sûrement certains passages bouillonnants, comme on va au musée revoir une oeuvre qui nous a touché.

En tout cas, une lecture qui ne m'a pas épargné. J'aime.




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