Les secrets ont ceci de terrible qu'ils obligent à réécrire l'histoire familiale
- Les chatons, lorsqu'ils naissent, sont si petits que le monde autour n'est que brutalité. Une vieille nappe n'est pas assez, il faut se rouler en boule contre eux pour leur tenir chaud et les protéger.
J'avais repris le manuscrit à zéro et je ne parvenais à avancer qu'au Tis Khamenis Polis. Tout ce que j'écrivais ailleurs sonnait faux. J'avais parfois l'impression de ne savoir écrire qu'en noir et blanc : pour ajouter des couleurs, il me fallait Ariana, Giorgos, le no man's land, les chats.
La terre oublie peut-être à qui elle a appartenu, mais les hommes se chargent de le lui rappeler.
Combien de temps faut-il pour que la terre appartienne à ceux qui y habitent ?
- Plus le choix maintenant, avait-il dit. On va fermer le café et je vais utiliser l'argent de la vente du 14, rue Ilios pour financer quelques travaux. On va tout moderniser, ça plaira aux touristes.
Si Giorgos et ses amis ne revenaient pas, avait compris Ariana, c'en était fini du Tis Khamenis Polis avec ses chaises dépareillées, ses broderies d'Eleni, ses cactus dans des petits pots en terre cuite, sa bibliothèque aux livres poussiéreux. L'entreprise de travaux choisie par Andreas cacherait les sacs de ciment avec un mur aux couleurs pastel, elle repeindrait les murs en blanc crème et y punaiserait des affiches aux mantras horripilants, Love doesn’t have to be perfect - it just has to be true. À la carte des cafés, ils ajouteraient des pumpkin latte et des boissons à la cannelle, des gâteaux sirupeux. Rien que d'y penser, Ariana en avait la nausée.
Les histoires d’amour ont leur place dans les films. Ariana, elle, ne se sent pas l’étoffe d’un personnage de roman.
Elle vivait sur une île minuscule aux immenses douleurs, il suffisait de gratter la terre pour que remontent les secrets ; elle préférait s'en tenir à l'écart.
Je la regardai s’éloigner, le cœur serré. J’avais cru le 14, rue Ilios éternel, comme le Tis Khamenis Polis. En réalité, tout changeait ; il n’y avait que l’écriture qui figeait les instants et prétendait les enraciner dans la mémoire. J’étais peut-être parvenue à sauver une maison, quelques souvenirs, une ville, mais ce n’était qu’artifice. Dans la vie, sitôt le livre refermé, l’oubli s’emparait du reste.
C’en est fini, pense Andreas. Les secrets de son enfance disparaîtront avec la ville. Lorsque le dernier immeuble se sera effondré, lorsque le dernier corps aura été enterré, alors peut-être parviendra-t-il à trouver la force de leur pardonner à tous.