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EAN : 9782072988424
Gallimard (21/09/2023)
4.08/5   146 notes
Résumé :
Ariana a grandi à l'ombre du 14, rue Ilios. Sa famille a perdu cette maison pendant l'invasion de Chypre en 1974, lorsque l'armée turque a entouré de barbelés la ville de Varosha. Tandis qu'elle débarrasse les tables du café de son père, elle remarque une jeune femme en train d'écrire. L'étrangère enquête sur cette ville fantôme, mais bute contre les mots : la ville, impénétrable, ne se laisse pas approcher. Au même moment, Ariana apprend que son père a décidé de ve... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (60) Voir plus Ajouter une critique
4,08

sur 146 notes
14 rue Soleil.

L'histoire de l'île de Chypre à travers le destin d'une maison abandonnée qui revit sous la belle plume d'Anaïs Llobet et le récit de la famille qui l'occupait, c'est toute l'histoire tragique de cette île tiraillée entre Grecs et Turcs qui défile sous nos yeux.
Un roman poignant pour raconter cette "île minuscule aux immenses douleurs".
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Une destination peu commune pour ce roman qui se déroule sur une quarantaine d'année. Un tout petit territoire , qui fait peu parler de lui et pourtant, l'histoire l'a peu épargné. Il s'agit de la petit île de Chypre marquée par les difficultés de cohabitions de deux communautés, les chypriotes grecs et les chypriotes turcs. La scission qui a conduit à une partition du territoire a été responsable d'une guerre sanglante et de l'installation d'une haine héréditaire inaccessible à toute négociation.

Nous suivrons l'histoire chaotique de l'île à travers le destin de deux familles et de l'amour impossible d'Aridné et de Ioannis, renouvelant le drame des Montaigu et des Capulet.

Très intéressant sur le plan historique, car ce conflit durable et violent n'a pas été très médiatisé. La situation complexe de l''île sous-tend pourtant un contexte politique particulier, opposant la Turquie et la Grèce.

Par contre l'histoire familiale est difficile à suivre. Les nombreux personnages et les époques se mêlent, en une confusion que l'auteur tente de dissiper en restituant, jusqu'à la fin du récit, la place respective de chacun.

Lecture mitigée donc, appréciée pour les connaissances historiques et politiques, moins pour l'histoire romanesque.
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Le mariage impossible

Pour son troisième roman, Anaïs Llobet s'est installée à Chypre. En suivant une famille au destin brisé, elle nous raconte le drame d'un pays toujours déchiré. Celui d'une impensable réconciliation.

Il fallait bien un jour qu'Anaïs Llobet s'arrête à Chypre. Car, comme dans ses deux premiers romans, Les mains lâchées et Des hommes couleur de ciel, elle a choisi de mêler son métier de journaliste à celui de romancière pour retranscrire la réalité, la mettre en perspective, lui donner chair en l'habillant de personnages qui racontent leur histoire.
Oui, cette île déchirée, que se disputent chypriotes turcs et grecs, était faite pour elle. Et son poste d'observation ne pouvait être mieux choisi, le Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. C'est là que Giorgos a rassemblé les souvenirs de Varosha, la ville devenue fantôme après l'invasion turque de 1974. le vieil homme a accroché au mur la carte de la ville, «épinglant tout autour les photos d'anciens habitants, pour la plupart décédés. L'une d'elles était encadrée, avec une fleur séchée glissée entre le bois et la vitre: Eleni, dont le regard ne quittait jamais Andreas derrière le comptoir.»
Car Giorgos, même s'il ne faut pas croire toutes les histoires qu'il raconte, est le garant de la mémoire familiale et au-delà de cette ville vouée à accueillir les touristes du monde entier. Les hôtels poussaient alors comme des champignons et les plus grandes stars d'Europe et d'Hollywood s'y pressaient. On y a même tourné des films comme Exodus, avec Paul Newman.
«L'armée turque, en 1974, n'a pas mené une invasion, mais deux. La première, le 20 juillet, a été déclenchée cinq jours après un coup d'État perpétré contre le président Makarios, événement téléguidé depuis Athènes et qui, selon Ankara, menaçait la sécurité des Chypriotes turcs. Les troupes turques ont alors déferlé sur l'île avant de ralentir leur progression à la faveur d'un cessez-le-feu. le 23 juillet, les bombes ont plu sur Varosha. (...) le 14 août, les tanks turcs ont repris leur marche. le lendemain, Varosha était abandonnée à l'ennemi. C'était une conquête précieuse, une otage ravissante. L'armée turque l'a enveloppée d'un manteau de ferraille et a placé son coeur sous cloche. Les mois suivants, beaucoup de réfugiés ont tenté de se faufiler dans Varosha pour récupérer les bijoux enterrés à la hâte dans le jardin, les albums photos oubliés sur les étagères. Aucun n'est revenu vivant.»
Anaïs Llobet a choisi un excellent système narratif pour nous permettre de comprendre les enjeux d'un conflit qui s'éternise. Elle alterne les chapitres qui se déroulent au moment de son enquête, de l'écriture du livre et ceux qui nous replongent dans les années 60, au moment où s'érigeait la station balnéaire, au moment où Ioannis, le fils de Giorgos choisissait pour épouse Aridné, une chypriote turque. Une union qui sera scellée malgré les mises en garde et les réticences des deux familles. Et en 1964, le couple emménage au 14, rue Ilios. Cette maison dont la journaliste a choisi de consigner l'histoire afin qu'elle ne disparaisse pas, maintenant qu'elle a été vendue, détruisant par la même occasion le rêve de l'habiter à nouveau une fois le conflit résolu.
En nous livrant la chronique de ces années difficiles, de 1964 à 1974, qui vont déboucher sur un conflit ouvert, Anaïs Llobet raconte d'abord celle du mariage impossible, de la promesse intenable de faire cohabiter chypriotes grecs et orthodoxes et chypriotes turcs et musulmans. À l'image d'une mer en furie qui sape une falaise, Giorgos ne va pas manquer une occasion de harceler Aridné jusqu'au drame, jusqu'à l'éclatement de ce couple symbolisant le pays. «Chypre ressassait sa douleur, refusait de panser ses plaies. Les check-points auraient dû faire office de points de suture mais ils ne suffisaient pas. Les deux faces de l'île continuaient à vivre comme si l'autre n'existait pas.»

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"L'eau des vagues cingle son visage, avale ses cris. Il lutte, puis finit par se taire. Une infirmière s'approche pour l'éloigner du bord, le mettre à l'abri. Il voudrait lui dire que ça ne sert à rien. Son port d'attache n'existe plus, Varosha n'est plus qu'un mot brodé de barbelés. (p174)"

Ce troisième roman est pour moi la confirmation du talent d'Anaïs Llobet. Après Des Hommes couleur de ciel que j'avais beaucoup aimé, elle nous convie sur l'île de Chypre où elle vit et qu'elle a choisi comme toile de fond  pour évoquer son thème de prédilection : l'exil mais également la perte, l'arrachement à ses racines, réussissant, une fois de plus, à nous entraîner dans un récit qui mêle habilement histoire, famille, politique et amour.

Ce j'ai particulièrement aimé c'est l'originalité de la construction utilisée par l'auteure mêlant sa propre histoire, celle d'une écrivaine en recherche des éléments nécessaires à la rédaction de son prochain roman (personnages, lieux, complexité géo-politique d'une terre divisée entre plusieurs pays et cultures : grecque, turque et chypriote) et cela sur plusieurs générations. Installée au café Tis Khamenis Polis (le café de la ville perdue) tenu par Andreas et sa fille Ariana, elle comprend que c'est dans ce lieu qu'elle va trouver l'inspiration et la trame de son récit, parmi ces gens qui ont vécu cette tranche d'histoire ou qui en sont les descendants, devenant ainsi les acteur(trice)s d'une occupation territoriale par la force et les porteur(se)s des sentiments de chaque camp.

Au fil des échanges avec Ariana elle va trouver sa source d'inspiration à
travers un lieu qui n'est plus qu'une ruine, une maison située au 14, rue Ilios à Varoscha, ville fantôme depuis l'invasion turque en 1974. Elle va y planter la lignée de ses occupants (comme le montre l'arbre généalogique sous forme d'un figuier figurant au début du livre et qui est bien utile je dois l'avouer) pour évoquer le drame d'un pays divisé, déchiré entre plusieurs communautés, celle d'Ariana, intimement mêlée à l'histoire de son pays et d'une ville aujourd'hui disparue.

Une nouvelle fois Anaïs Llobet explore le domaine de l'exil mais cette fois-ci quand celui-ci n'est pas au-delà des mers mais sur sa propre terre, quand l'arrachement à ce que vous avez de plus cher est à quelques kilomètres, derrière des barbelés infranchissables, sous la surveillance de l'armée d'occupation sans possibilité d'y retourner, un lieu où tout a été abandonné dans la précipitation, figé dans le temps et disparaissant peu à peu.

Une exploration pour laquelle elle a choisi de prendre le chemin le plus complexe et qu'elle réussit parfaitement à maîtrisé donnant à son récit un intérêt à multiples niveaux. L'histoire d'un conflit, des ressentiments des différentes communautés, de leurs confrontations anciennes et actuelles mais également comment s'élabore son roman permettant ainsi de voir les différentes étapes de sa construction, les pistes envisagées, les notes prises pour la cohérence de son récit, mais également les impasses où l'auteure se trouve parfois par manque d'éléments ou de pistes pour aborder des faits dont les blessures et cicatrices sont encore apparentes. Alors elle observe, questionne, écoute et comprend que c'est dans le café Tis Khamenis mais également grâce aux liens qu'elle noue avec ses occupants qu'elle parviendra à imaginer et comprendre ce qui anime encore certains.

C'est une histoire ou l'amour tient le rôle principal car nous sommes dans le bassin méditerranéen et la tragédie n'est jamais loin : tragédie humaine mais également amoureuse, celle d'un pays perdu, de rivalités et de pouvoirs pour arriver sous le couvert de double jeux à assouvir sa jalousie, où les silences et les absences hantent encore les lieux et ceux qui y sont restés. Comprendre son attachement à une terre, trouver sa place, être romancière et transmettre les dédales d'un conflit complexe, faire le lien entre réalité et fiction afin de dresser un portrait cohérent de l'attachement à une terre, d'une île convoitée par son emplacement stratégique.

L'originalité de la forme, de la construction peut dérouter dans un premier temps mais elle m'a séduite au fil des pages car cela a rejoint ma curiosité à savoir comment un roman se construisait. Je me suis attachée aux différents personnages, surtout féminins représentantes qui sont ici les figures emblématiques de la force, même quand elles sont bafouées,  leur ténacité à perpétuer les traditions de leurs racines, qu'elles soient turques, grecques ou chypriotes, endossant parfois le lourd fardeau de l'étrangère mais également à découvrir 

Je ne connaissais que peu de choses sur l'histoire de cette île et ai trouvé, à travers une forme romanesque, une histoire où la douleur de l'arrachement à une terre se transmet de génération en génération, même si d'autres quartiers ont été construits, ils ne remplaceront jamais, dans le coeur de ceux qui les ont habités, le lieu originel qui leur a été arraché. A travers la quête d'un lieu c'est la quête de soi-même à travers ses racines et quand un arbre est arraché c'est également ses racines que l'on arrache rendant la disparition définitive. 

"Certes, grâce à Giorgos, Ariana et peut-être aussi Andreas, j'étais parvenue à m'approcher au plus près de Varosha. Mais la contrepartie m'apparaissait de plus en plus insurmontable : cette obligation d'ériger mon roman en linceul pour le 14, rue Illios, d'être fidèle à ses murs et son jardin même si mes personnages s'y sentaient à l'étroit. (p177)"

J'ai beaucoup aimé pour l'originalité de sa construction, pour la manière dont l'auteure évoque à travers l'histoire d'un pays une histoire familiale brisée, son attention aux silences, aux blessures inavouées et à l'attachement à une terre perdue.
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Après des études d'architecture à Londres, Ariana revient à Chypre. Elle cristallise alors toute la lourde histoire familiale autour du 14 rue Ilios, la maison que ses grands-parents ont dû abandonné lors de l'invasion turque. Elle est obnubilée par cette ville fantôme et cherche par tous les moyens à faire revivre ses murs. Quand une journaliste française se présente et cherche à écrire sur Varosha, Ariana y voit l'occasion de retracer l'histoire de cette maison, et de ne jamais oublier...

Je ne sais pas pourquoi j'ai repoussé la lecture de ce roman. Il est aurait été tellement dommage de ne pas partir à la rencontre de la famille d'Ariana, parcourir les rues de Varosha et découvrir la difficile histoire de Chypre...

Avec une grande habileté, Anaïs Llobet déroule le fil d'un récit à la fois illuminé par l'amour et obscurcit par l'intransigeance et l'intolérance.
Pour beaucoup, un chypriote n'existe pas : il est forcément grec ou turc... Alors, quand Ioannis tombe amoureux d'Aridné, les deux camps s'affrontent. Pour le meilleur mais aussi pour le pire.

Les époques s'entrecroisent, les personnages aussi. Et petit à petit, ceux qui agaçaient finissent par nous émouvoir, et ceux qui attendrissaient font tomber les masques.
Comme dans toute guerre, il n'y a jamais un côté blanc et un côté noir, il n'y a pas de bons ou de méchants. Il y a des hommes et des femmes, blessés, meurtris, qui s'enferment dans le silence des mots ou agissent avec leurs poings.

Entre amour et amitiés, obligation de mémoire et volonté d'avancer, ces chypriotes ont surtout besoin de croire en leur avenir et de faire à nouveau entrer la lumière...
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critiques presse (2)
Telerama
13 novembre 2023
De cruels et misérables personnages hantent ce livre épique où les cauchemars et les rêves sont tissés d’illusions, de mensonges, de trahisons.
Lire la critique sur le site : Telerama
Liberation
03 mai 2022
Exacerbée par la guerre, prétexte ou accoucheuse d’actes terribles, l’histoire d’Ariana, des années 60 à nos jours, se lit bientôt comme une tragédie grecque dans laquelle, comme en une inéluctable destinée, les personnages réincarnent les grands fantômes homériques.
Lire la critique sur le site : Liberation
Citations et extraits (51) Voir plus Ajouter une citation
Chypre ressassait sa douleur, refusait de panser ses plaies. Les check-points auraient dû faire office de points de suture mais ils ne suffisaient pas. Les deux faces de l’île continuaient à vivre comme si l'autre n'existait pas.
Au moins, pensais-je avec soulagement, Ariana avait eu le courage de traverser la ligne verte pour prendre un café avec ce garçon. À écouter son amie, je comprenais que celle-ci avait tenté de l'en dissuader puis, résignée, avait baissé les bras. p. 247
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Juillet 1962
Lorsqu’il la vit, il était invisible à ses yeux. Elle se tenait droite, les pieds enfoncés dans le sable, fixant au loin un point dans la mer. Elle n’entendait ni les rires des touristes ni celui de Giorgos, gras, moqueur.
— Regarde-moi cette folle, dit-il à Ioannis. Elle n’a rien d’autre à faire que d’emmerder les gens ?
Ioannis ne répondit rien. Il lisait et relisait sur le carton la phrase tracée à la peinture noire. Sauvez notre Constitution, refusez l’État-Apartheid – vivre ensemble est possible.
Ioannis avait déjà entendu ce mot, apartheid. Un reportage à la télévision : il se rappelait vaguement d’hommes noirs buvant à des lavabos sales tandis que des femmes blanches poussaient la porte de toilettes immaculées.
Elle exagérait. Ça n’avait rien à voir.
Les Chypriotes turcs avaient autant de droits que les Chypriotes grecs. Ils pouvaient se déplacer librement, aller dans les mêmes magasins, se baigner sur les mêmes plages, boire la même eau.
Ils vivaient ensemble. Simplement, ils ne s’appréciaient pas.
Giorgos ricana encore en détaillant le front rougi par le soleil, la robe fleurie qui se soulevait à chaque coup de vent, laissant apparaître des cuisses bien en chair. Elle avait leur âge. Mais elle n’était jamais venue ici, Ioannis en était certain, sinon il l’aurait remarquée.
— Je suis sûr que c’est une Chypriote turque, fit Giorgos.
La pancarte était écrite en anglais. Elle s’adressait aux touristes, pour faire honte aux Chypriotes, pensa Ioannis. Il y avait quelque chose dans sa façon de foudroyer les vagues du regard qui lui faisait penser à la déesse Athéna des livres de leur enfance : il pensa que s’il lui adressait la parole, elle lui répondrait dans un grec sans accent. Un grec lapidaire, académique, loin des voyelles traînantes des insulaires.
À quelques mètres d’eux, une jeune touriste leva la main. Giorgos lui sourit et fit signe d’attendre. Il se tourna vers Ioannis.
— Quelqu’un a besoin de tes services, phile mou.
Ioannis se leva, épousseta les grains de sable collés contre sa peau et bomba un peu le torse. La touriste était scandinave, le nez parsemé de taches de rousseur, les cheveux si clairs qu’ils en semblaient blancs au soleil. Tandis qu’il plantait le parasol et remontait le dossier de son lit de plage, elle sourit à Ioannis. Il bavarda comme d’habitude, demanda si elle passait de bonnes vacances, la complimenta sur son bronzage comme Giorgos le lui avait appris, puis indiqua le bar où lui et ses amis aimaient se retrouver.
— On y sera dès neuf heures ce soir, ajouta-t-il. Et lorsqu’elle paya, elle laissa sa main s’attarder dans la sienne.
Mais Ioannis n’y prêtait déjà plus attention. Il pensait à la jeune fille à la pancarte. Est-ce qu’elle fixait toujours la mer ? Est-ce qu’elle l’avait suivi du regard lorsqu’il était passé devant elle ? Son panneau ne la protégeait pas du soleil. Peut-être devrait-il lui proposer un parasol, afin qu’elle ait un peu d’ombre.
Mais lorsqu’il quitta la Scandinave et revint sur ses pas, Giorgos déployait déjà une ombrelle au-dessus d’elle. La déesse Athéna avait vacillé ; elle s’éventait avec un journal, les cheveux en pagaille.
— Mademoiselle s’est évanouie, expliqua Giorgos à son ami quand il approcha.
— J’ai oublié de prendre mon chapeau, murmura-t-elle. Je ne pensais pas qu’il ferait si chaud.
Son grec était parfait, nota Ioannis. Il aida Giorgos à caler le parasol et se pencha vers elle.
— Ça va mieux ?
Elle hocha la tête. Elle s’appelait Aridné, dit-elle. Sa mère venait d’un village mixte et avait désiré pour sa fille un prénom grec qui sonne turc.
— Aridné, c’est comme Ariane et son fil qui a sauvé Thésée du Minotaure.
— Et j’imagine que Chypre est ton labyrinthe, ajouta Giorgos, en esquissant un sourire moqueur.
Aridné hocha la tête avec sérieux. Elle avait étudié le grec avec une professeure particulière, elle connaissait les mythes et les dieux. Elle regarda tristement sa pancarte, que sa chute avait déchirée en deux. Ioannis en ramassa les morceaux et les lui tendit.
— Je vais te rapporter de l’eau, dit-il.
Il se sentait incapable de rester plus longtemps auprès d’elle, il avait l’impression que la présence d’Aridné amplifiait les cris d’enfants, le bruit des vagues ; la mer, d’un coup, était trop proche. Même le sable avait changé de consistance, devenu traître sous ses pieds. Il dut se concentrer pour ne pas trébucher.
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(Les premières pages du livre)
Le coup de feu retentit au milieu de la nuit. Dans son lit, Ahmet se redresse. À côté, sa femme dort. Un rêve, ce n’est qu’un mauvais rêve.
Derrière les barbelés, au cœur de la Ville morte, un soldat turc regarde en tremblant l’ombre qui vient de s’évanouir. L’homme a laissé des pas dans la poussière, il a disparu, frôlant les façades rouillées des magasins, les murs où s’écaillent de vieilles affiches.
Le soldat tend l’oreille, le cœur battant. Il sait les consignes, il doit s’élancer à la poursuite de l’intrus, arpenter le labyrinthe de l’hôtel abandonné. Tirer à vue et, si possible, blesser pour ne pas tuer. Mais à son bras, l’arme pèse de plus en plus lourd. Il est seul cette nuit, dans une ville sans lumière.
Peu à peu, le silence revient. Les chants d’insectes recommencent et une légère brise venue de la mer fait crisser les branches des arbres. Avec lenteur, le soldat baisse son arme, reprend sa respiration.
Il n’a pas l’habitude. Il vient de villes où l’on vit, klaxonne, marche en parlant fort au téléphone. Ici, les rues se taisent.
Il cherche dans sa poche son briquet. On a tué une ville, pense-t-il en allumant une cigarette, pour reprendre courage. On a tué une ville et c’est moi le gardien de sa tombe.

Le premier bâtiment, en rejoignant la plage, était éventré sur toute sa face gauche. Un ascenseur y pendait, relié à des câbles distendus ; il avait fini par tomber un jour, dans un fracas immense. Les vacanciers, sur le sable, s’étaient redressés, soudain aux aguets, observant le nuage de poussière retomber lentement derrière les barbelés.
C’était la fin septembre, le soleil était encore haut dans le ciel, le sable brûlant. Varosha s’effondrait lentement. Un soldat, dans sa guérite, luttait contre le sommeil, assommé de chaleur.
Des enfants piaillaient dans leurs bouées multicolores, leurs parents somnolaient à l’ombre des parasols. Le bar diffusait une odeur de grillade et de la musique trop forte, des sérénades sirupeuses, du R’nB criard. Une discothèque installée en plein cimetière. Mais j’étais peut-être la seule à remarquer l’immense sépulture, cette ville anormalement calme qui ceignait la mer au plus proche.
Les autres s’étaient habitués à sa présence, à son silence.
Un grillage séparait la plage du reste de la baie, qui se prolongeait à flanc d’immeubles. Les vagues avaient dévoré la promenade en béton, le vent avait dépouillé les bâtiments de leurs vitres et balustrades. Varosha n’était plus qu’un squelette, rongée jusqu’à l’os par le temps.
Les barbelés s’enfonçaient dans la mer, je les imaginais se confondre parmi les algues, ramper sur les fonds marins pendant des kilomètres. Un panneau indiquait Interdit de photographier et de filmer – la phrase était déclinée en turc, anglais, français, depuis peu en grec. Varosha était depuis sa mort une zone militaire. Elle devait rester invisible, le corps du crime caché au public.
L’ombre des immeubles avait rejoint celle des parasols et l’horizon prenait une teinte violacée, boursouflé de rouge. La ville, lentement, a sombré dans la nuit sans lumière pour la retenir. Les vacanciers, un à un, ont quitté la plage. À mon tour, j’ai plié ma serviette et je suis partie.
C’était si facile d’oublier Varosha.

Mais je n’y suis pas parvenue. Je suis rentrée à Nicosie en pensant à cette ville qui, depuis près de cinquante ans, n’avait plus d’habitants. J’ai commencé à la surnommer la Ville morte, comme s’il suffisait à une ville d’être inhabitée pour mourir. J’ai multiplié les reportages, cherchant toutes les occasions pour m’approcher au plus près d’elle. Je suis plusieurs fois retournée sur cette plage où j’avais fait sa connaissance, je suis revenue en automne, puis au début de l’hiver, lorsque les chaises longues sont rentrées et les parasols repliés. La Méditerranée déposait à chaque vague sa moisson de trésors de pacotille. Des bouées percées, des jouets d’enfants abandonnés, des morceaux de plastique impossibles à identifier. Les vestiges d’un été qui venait de s’achever. J’ai imaginé la plage comme un mille-feuille de sable où, si l’on creusait suffisamment profondément, remonteraient les souvenirs des vacanciers de 1974.
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- Plus le choix maintenant, avait-il dit. On va fermer le café et je vais utiliser l'argent de la vente du 14, rue Ilios pour financer quelques travaux. On va tout moderniser, ça plaira aux touristes.
Si Giorgos et ses amis ne revenaient pas, avait compris Ariana, c'en était fini du Tis Khamenis Polis avec ses chaises dépareillées, ses broderies d'Eleni, ses cactus dans des petits pots en terre cuite, sa bibliothèque aux livres poussiéreux. L'entreprise de travaux choisie par Andreas cacherait les sacs de ciment avec un mur aux couleurs pastel, elle repeindrait les murs en blanc crème et y punaiserait des affiches aux mantras horripilants, Love doesn’t have to be perfect - it just has to be true. À la carte des cafés, ils ajouteraient des pumpkin latte et des boissons à la cannelle, des gâteaux sirupeux. Rien que d'y penser, Ariana en avait la nausée.
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Varosha, précisions
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement : l’adage s’embourbe dans les méandres de la Ville perdue mais voilà ce que Giorgos se tue à répéter à la Française.
Varosha, en chypriote, signifie banlieue, un terme-valise qui englobe tout ce qui a été construit autour des bastions de Famagouste (Gazimağusa, disent les Turcs). Il y a quelques générations, les Chypriotes grecs ont été chassés de la vieille ville par la loi ottomane ; le colon britannique a pérennisé cette injustice et a offert, à titre de compensation dérisoire, des territoires ensablés et marécageux pour que les exilés puissent s’y installer en périphérie.
La nouvelle ville, Varosha, a grandi et s’est étalée tout le long de la baie. Lorsque le tourisme et le bronzage ont été de mode, les hôtels ont poussé au plus près de la mer. Les plus grandes stars d’Europe et d’Hollywood se sont pressées dans cette station balnéaire en ciment et béton, des tournages internationaux s’y sont tenus (Exodus, avec Paul Newman, en 1960) et Chypre, enfin, a trouvé sa place dans le monde.
L’armée turque, en 1974, n’a pas mené une invasion, mais deux. La première, le 20 juillet, a été déclenchée cinq jours après un coup d’État perpétré contre le président Makarios, événement téléguidé depuis Athènes et qui, selon Ankara, menaçait la sécurité des Chypriotes turcs. Les troupes turques ont alors déferlé sur l’île avant de ralentir leur progression à la faveur d’un cessez-le-feu. Le 23 juillet, les bombes ont plu sur Varosha. À des milliers de kilomètres de là, dans une ville suisse où les passants profitaient de la douceur de l’été, des émissaires ont tenté de sauver la paix ou ce qu’il en restait. Mais, le 14 août, les tanks turcs ont repris leur marche. Le lendemain, Varosha était abandonnée à l’ennemi.
C’était une conquête précieuse, une otage ravissante. L’armée turque l’a enveloppée d’un manteau de ferraille et a placé son cœur sous cloche.
Les mois suivants, beaucoup de réfugiés ont tenté de se faufiler dans Varosha pour récupérer les bijoux enterrés à la hâte dans le jardin, les albums photos oubliés sur les étagères.
Aucun n’est revenu vivant.
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