AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Erik35


Erik35
20 septembre 2017
UN DRAME DU NOBLE ART.

«On ignore les mensurations exactes de Jack London, mais mille photos restituent de lui l'image d'un homme aux muscles rebondis, aux contours avantageux, à la complexion soignée», rappelle Benoit Heimermann dans sa préface à un petit ouvrage, "Lorsque l'homme frappe l'homme", réunissant les plus intéressantes chroniques sportives de Jack London. Ce que l'on sait par ailleurs, c'est que, nonobstant les travaux physiquement éreintant qu'il exerça jeune, l'écrivain était aussi un sportif accompli, pratiquant l'escrime, ayant de bonnes aptitudes gymnastiques, capable de lancer le poids comme les troncs d'arbres - à l'instar des joueurs traditionnels écossais -. On sait qu'il était un excellent nageur, qu'il se prit de passion et s'adonna au surf à Hawaï, encore totalement méconnu sur la côte Pacifique californienne ; qu'il était un cycliste infatigable, etc... Mais parmi tous ces sports, l'un d'entre eux était mis par cet intellectuel décidément très physique au panthéon de la pratique sportive : La Boxe.
N'en disait-il d'ailleurs pas ceci : «J'aimerais mieux être champion du monde des poids lourds - ce qui ne me sera jamais permis - que roi d'Angleterre, président des Etats-Unis ou Kaiser d'Allemagne» ?

Cette passion, ce goût, ce déchaînement physique ainsi que, dans son esprit, infiniment moral, non seulement il le maintint quasiment jusqu'à la fin de sa vie, mais il fut l'un des tout premiers - sinon le premier - à lui donner ses lettres de noblesse tant dans le journalisme sportif alors à sa genèse qu'en littérature. Ce très court roman, souvent intégré à d'autres nouvelles dans la plupart des éditions françaises (voir, par exemple le recueil "Sur le ring" proposé par les éditions Libretto), en est un parfait exemple. Habituellement intitulé "L'enjeu" ou "Le Jeu du ring" dans d'autres publications en français, le traducteur Denis Authier à choisi le parti pris de traduire le titre original "The Game" par ce "Pour cent dollars de plus" qui en restitue assez bien l'idée malgré la trahison textuelle.

L'histoire de ce texte plutôt court tient en peu de lignes : Une jeune fille, Geneviève, bien sous tout rapport, tombe éperdument amoureuse d'un jeune et beau garçon, Joe, lequel pourrait paraître à son tour comme bien sous tous rapports, sauf qu'il s'adonne à une activité alors jugée uniquement comme appartenant aux mauvais garçons ou au brutes simplettes, bas du front et sans avenir : la boxe.

Dans les premiers temps, le vieux couple de commerçants juifs - dont London nous dresse un portrait aussi "typique" qu'attachant - qui emploie et qui est une sorte de famille de substitution de cette jeune femme, orpheline à douze ans, n'apprécie guère ce flirt. du moins, Mme Silverstein, au caractère aussi bien trempé qu'elle est tendrement protectrice avec Geneviève, voit-elle cela d'un très mauvais oeil, détestant la boxe et tout ce qui s'en approche...

Quoi qu'il en soit, le jeune couple d'amoureux a décidé de s'installer. Mais pour cela, il faut de l'argent, l'un comme l'autre n'ayant presque rien à eux, n'étant que de vaillants mais simples prolétaires. Aussi, après un dernier match assez facile, Joe a-t-il décidé d'accepter un nouvel enjeu plus compliqué certes, mais qui lui vaudra un gain d'au moins cent dollars (l'équivalent de quatre mois de salaire d'un déménageur à l'époque, par exemple) : leur installation serait assurée !

Evidemment, on comprend très vite que cela ne séduit guère notre jeune amoureuse de voir son amant risquer de mauvais coups. Pire, elle ne parvient pas à comprendre une seule seconde le plaisir supérieur que Joe peut prendre dans ces pugilats terribles et, sans se ranger tout à fait du côté de sa bonne logeuse, malgré la tentative de défense de ce sport encore jeune par un M. Silverstein qui prend pourtant bien rarement parti contre son épouse - ce qui nous donne droit à une petite scène de ménage d'anthologie -, Geneviève est un rien paniquée et déçue - jalouse ? - que son jules puisse avoir envie de faire cela, ne pas pouvoir s'en passer même, malgré leur amour pourtant fort et sincère.

Le match aura bien lieu. Sous les regards terrifiés de Geneviève qui, malgré son angoisse et son dégoût, a voulu assister à cette rencontre, pour une fois. Pour la première fois...

Terriblement plus âpre, plus disputée que Joe ne s'en serait douté, la partie s'engage. Son adversaire, John Ponta, n'est peut-être pas le plus fort techniquement, pas le plus svelte, d'évidence pas le plus agréable à regarder - Ponta est « le type même du boxeur - la bête au front bas, aux yeux de fouine sous des sourcils broussailleux et tombants, le nez aplati, les lèvres épaisses, la bouche morne, les mâchoires énormes, l'encolure d'un taureau [etc]. La vulgarité, la bestialité incarnée - une chose méchante, primordiale, féroce.» Pour un peu, on croirait découvrir un portrait du mythique Minotaure sous la plume de l'auteur ! -, malgré tout, c'est une brute qui ne sera pas si facile que cela à faire rendre tripes.

La suite, même sans se reconnaître la moindre passion pour ce sport brutal, frontal, possiblement tactique et technique, mais tout de même très animal, le déroulé de la rencontre est absolument prenant. le style précis, rapide, toujours puissant quoi que sans emphase imbécile et inutile permet au lecteur un rien imaginatif de se croire réellement dans les gradins, au sein de cette foule qui suit, avec son coeur autant qu'avec ses yeux, cet affrontement de deux colosses si pleinement différents....

...Jusqu'au drame, atroce, impitoyable, injuste.

Car ce qui est bouleversant, au-delà de la tragédie qui se déroule sous nos yeux, c'est de comprendre que London nous parle rien moins que de la vie, des fondements mêmes des existences, faites de hauts et de bas, de coups donnés ou reçus, d'engagements que l'on prend sans bien être certain du résultats ou, au contraire, dont on est trop sûr qu'ils ne seront guère qu'un mauvais moment à passer. de la certitude de l'épuisement final...
Ce qui est terrible aussi, c'est que l'on puisse remettre sa vie dans les bras de la Destinée, pour cent malheureux dollars, cent dollars de plus, pour la femme aimée, pour une vie rude, peut-être, mais se coulant dans l'amour, dans les bras, dans les regards de celle que l'on s'est choisi.
Ce qui est terrifiant, enfin, c'est que ce qui est un jeu pour les autres, un enjeu pour beaucoup (pour reprendre l'un des titres plus communément donné à ce texte), se fait via une pratique qui, paradoxalement, est tout sauf un jeu. D'ailleurs, si l'on dit bien que l'on joue au football, que l'on joue au rugby (sport de contacts virils s'il en est), que l'on joue au tennis, etc, «on ne "joue" pas à la boxe», rappelle judicieusement la très grande Joyce Carol Oates : On la pratique, on s'y exerce, on s'y entraîne, on l'apprend, on la fait mais ce n'est jamais un jeu. Et pourtant, quel pari sur l'avenir !

Jack London ne s'en cachait pas : pour lui, la boxe était bien plus qu'un sport, aussi "noble" fut-il. La boxe se pratiquait pour lui en terrain symbolique. N'ajoutait-il pas d'ailleurs qu'elle était un «raccourci de la vie» ?
Aussi, bien que ce grand écrivain si sportif, bientôt au faîte de sa gloire lorsqu'il publie Pour cent dollars de plus / The Game en 1905, n'a nul motif d'imaginer la plus sordide, la plus poignante des fins à cette histoire qui se déroulait jusque-là sous les plus purs et innocents auspices, aussi, donc, est-ce dans la tonalité la plus sombre qu'il termine son bref roman.

Pourtant, si l'on se déplace sur ce terrain du symbole, de la fable moderne, presque une parabole philosophique, cette conclusion apparaît-elle comme la seule possible : Toute vie, aussi rayonnante s'avérera-t-elle, ne connait, invariablement que le même résultat, car elle porte en elle sa propre tragédie, et il n'est aucune raison, aucun sens de la justice, aucune rémission à cela... Pour l'éternité.
Commenter  J’apprécie          392



Ont apprécié cette critique (35)voir plus




{* *}