De l’appréhension, décida Jonas, voilà ce que je ressens.
Les explications sont difficiles. Cela se situe tellement au-delà de l'expérience commune.
Mais peut-être n'était-ce que l'écho.
Ce qu’il y a de pire quand on détient les souvenirs, continua le passeur, ce n’est pas la douleur. C’est la solitude dans laquelle on se trouve. Les souvenirs sont faits pour être partagés.
il comprenait maintenant la joie d'être un individu particulier, d'être unique et d'en être fier.
- Nous avons fait ce choix, le choix d'en venir à l'Identique. Avant moi, avant la génération précédente, avant celle d'avant et ainsi de suite. Nous avons abandonné la couleur quand nous avons abandonné le soleil et supprimé les différences.
Un jour, lorsqu'il était un quatre-ans, il avait dit, juste avant le repas de midi à l'école : "Je meurs de faim." On l'avait immédiatement pris à part pour un petit entretien en précision du langage. Il ne mourait pas de faire, lui avait-on expliqué. Il avait faim. Personne ne mourait de faim, n'était jamais mort de faim et ne mourrait jamais de faim dans la communauté. Dire qu'il mourait de faim était un mensonge. Un mensonge involontaire, bien sûr. Mais la précision du langage permettait de s'assurer que personne ne dise jamais de mensonges involontaires. Est-ce qu'il comprenait,lui avait-on demandé ? Et il avait compris.
J’ai bien aimé l’amour, avoua-t-il-il jeta nerveusement un coup d’œil au haut-parleur pour vérifier que personne n’écoutait. J’aimerais bien qu’on l’ait encore, murmura-t-il bien sûr, ajouta-t-il rapidement, je comprends que cela ne marcherait pas très bien. Et qu’il vaut mieux être organisé comme nous le sommes maintenant. Je vois bien que c’est dangereux comme façon de vivre.
A l'aube, la vie ordonnée et disciplinée qu'il avait toujours connue continuerait sans lui. La vie où il ne se passait jamais rien d'inattendu. Ni d'importun. Ni d'inhabituel. La vie sans couleur, sans douleur, sans passé.
-Ce serait dangereux ? suggéra le passeur.
-Tout à fait dangereux, répliqua Jonas avec assurance. Et si on les autorisait à choisir leur conjoint ? Et s'ils faisaient le mauvais choix ? Ou si, poursuivit-il en riant presque devant l'absurdité d'une telle hypothèse, ils choisissaient leur métier ?
-Ça fait peur, non ? dit le passeur.
Jonas gloussa.
-Très peur. Je ne peux même pas l'imaginer. Nous devons vraiment empêcher les gens de faire le mauvais choix.
-C'est plus sûr.
-Oui, approuva Jonas. Beaucoup plus sûr.
Mais quand la conversation dériva sur d'autres sujets, elle laissa à Jonas un sentiment de frustration qu'il ne parvint pas à comprendre.