La bébé me regarde, sur sa chaise de bébé ; parfois avec ressentiment, parfois avec admiration. Peut-être avec amour, si tant est qu'à cet âge on soit capable d'aimer. Elle émet des sons qu'il sera difficile d'intégrer à la langue, quand elle apprendra à parler. Des voyelles fermées, des opinions gutturales. Elle a une langue qui ressemble à celle des drames de Lars von Trier.
La seule chose qui subsiste de cette période, ce sont les échos de certaines conversations, une poignée d'idées récurrentes, des poèmes qui me plaisaient et que je relisais jusqu'à les savoir par cœur. Tout le reste est une élaboration postérieure. Mes souvenirs de cette vie là ne pourraient avoir plus de contenu. Ce sont des échafaudages, des structures, des maisons vides.
Et je crois qu'en parlant, l'éloquence se réduit à ceci : savoir dire les choses sur le ton exact où on les a imaginées.
Dans cette autre ville, je vivais seule dans un appartement presque vide. Je dormais peu. Je mangeais mal et pas très varié. Je menais une vie simple, routinière. J'étais lectrice et traductrice dans une petite maison d'édition qui s'attachait à dénicher des "perles étrangères" - que personne n'achetait, en réalité, parce qu'elles visaient une culture insulaire où la traduction est abominée, car impure. Mais j'aimais mon travail et je crois que pendant un certain temps je l'ai bien bien fait. De plus, on pouvait fumer dans cette maison. J'allais au bureau du lundi au mercredi ; le jeudi et le vendredi étaient réservés aux recherches dans les bibliothèques. Le lundi, j'arrivais tôt et de bonne humeur, avec un gobelet en carton plein de café. Je disais bonjour à Minni, la secrétaire, et ensuite au chief editor ; il était le seul editor, mais il était le chief. Il s'appelait White. Je m'asseyais à mon bureau, je me roulais une cigarette de tabac blond et je travaillais jusqu'à tard le soir.