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Critique de JustAWord


Acclamé pour son premier roman, Un ciel rouge, le matin, Paul Lynch avait récidivé avec La Neige noire. C'est aujourd'hui avec Grace que l'écrivain irlandais revient en France après avoir reçu une nouvelle fois les louanges de la critique outre-Atlantique et dans son pays natal, l'Irlande. C'est dans ce dernier que prend à nouveau place l'intrigue de Grace, quelque part à mi-chemin entre voyage initiatique et road-trip historique dans un pays en proie à la Grande Famine. Guidé par une enfant jetée sur les routes boueuses d'un monde impitoyable, le lecteur s'enfonce peu à peu dans le noir.

Voyage au bout de la faim
C'est avec Grace que le récit s'ouvre, une petite Irlandaise traînée en dehors de son lit par une mère saisie de folie. Bien vite, au couteau, elle lamine la chevelure de son enfant pour en faire un champ de bataille qui la laisse déposséder de son sexe. Grace devient ainsi un petit garçon à même de battre la campagne pour trouver du travail et rapporter de la nourriture à sa famille.
Nous sommes en 1845 dans le village de Blackmountain en Irlande et un terrible fléau se propage dans le pays : le mildiou. Détruisant les récoltes de pommes de terre, le parasite laisse hommes et femmes sans rien, prêt à tendre le cou au monstrueux spectre de la famine. C'est le début d'une époque terrible qui va durer plus de cinq ans et emporter un million d'êtres humains avec elle.
Comme nombre de ses compatriotes, Grace n'a plus rien et doit trouver un moyen de survivre dans une contrée qui tombe rapidement dans le cauchemar de la faim. Une faim tenace, terrible et obsédante. Paul Lynch capture dès les premières pages le désespoir de l'époque et dresse un portrait post-apocalyptique saisissant d'un pays qui s'effondre. La cruauté et la brutalité du destin de Grace témoigne de la catastrophe et son voyage emmène le lecteur sur les traces de l'indicible et de la misère. Bien vite, son petit frère, Colly, meure et la laisse seule sur la route où elle finit par croiser d'autres miséreux comme elle, voleur, ouvrier ou simple escroc. Mais Grace, au fond, est-elle vraiment seule dans cette apocalypse qui n'en finit pas ?

Ces fantômes qui nous hantent
Au sein de ce récit au noir, Grace ne rencontre pas seulement des hommes de rien. À travers la lande et les sombres ruelles de villes devenues charnier, la petite fille capte des fantômes et des esprits. Elle entraperçoit de fugaces visions surnaturelles et, surtout, converse avec son défunt frère qui prend même parfois sa place, lui prêtant sa force et sa hargne lorsque Grace faiblit. Il chantonne et l’invective, la pousse et la remotive. Colly devient ainsi l’autre personnalité de Grace portant avec elle l’âme complète de la famille qu’elle laisse derrière elle. Une mère sacrifiée, un petit frère disparu et tant de morts en sursis qu’elle finira par abandonner. L’Irlande, devenu champ de mort et de désespoir, se prête à merveille à cette trame quasi-surnaturelle où dieux et esprits contemplent les hommes qui se débattent en vain. Paul Lynch touche l’âme ancestrale de son pays et tente de donner corps aux croyances qui ne cesseront jamais de pousser Grace en avant. Même lorsqu’un usurpateur prétend parler au nom de Dieu, même lorsqu’elle laisse en arrière un bébé sûrement condamné. Les fautes et le péché deviennent à leur tour d’autres fantômes, d’autres sources de remords et de regrets mais la vie est dure au pays de la faim. Si dur que l’humanité elle-même semble ne plus avoir de sens. Si dur que Grace semble parfois devenir folle car…on ne peut pas vivre comme ça, tout simplement.

(Re)devenir une femme
L’autre point remarquable du roman de Paul Lynch, c’est sa façon d’aborder le personnage féminin au XIXème siècle. Grace commence avec le corps de l’enfant et finit, forcément, avec la beauté d’une femme faîtes. Malheureusement, lorsque les temps sont durs, et lorsque l’ordre s’effrite, ce sont les femmes qui payent le plus lourd tribut en premier. L’homme en face redevient bête, un loup dont la force n’est plus sous clé. Alors Grace se doit de devenir un garçon pour survivre. Elle se doit de mentir pour ne pas attiser l’appétit des hommes qu’elle croise ou risquer de gagner moins qu’eux en se tuant au travail. La femme, encore et toujours, est un trophée, une denrée ou une gêne. Jusqu’à ce que Grace refuse d’être une parmi d’autres, lorsqu’elle repousse ce Père symbolique qui le trompe et décide d’aller sur son propre chemin, vers chez elle pour y retrouver sa mère qui ne pouvait pas, ne pouvait plus. Entre les lignes, Paul Lynch livre le portrait d’une femme d’une extraordinaire résilience qui incarne également une figure intemporelle, celle de l’affamée qui résiste et qui se bat. Bien au-delà de la période historique décrit, le récit nous montre l’horreur de la faim, et ce pourrait être à côté de chez nous, aujourd’hui, dans un pays pauvre ou ravagé par la guerre, la chose serait la même, l’abjection serait semblable. Grace n’est pas qu’un personnage de fiction mais l’incarnation d’un drame humain qui traverse les âges.

Grace capte la misère et le beau par la plume poétique en diable d’un Paul Lynch au sommet. Voyage au bout de la nuit et de la misère, voilà un roman qui agrippe et serre le cœur du lecteur avec la force du Diable. En attendant la lumière, en attendant un temps meilleur.
Lien : https://justaword.fr/grace-a..
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