- Entendre, c'est une chose. Comprendre, c'est différent, et c'est souvent bien plus compliqué.
Sam me rejoint finalement et vient s'asseoir en face de moi, sirotant son café comme si de rien n'était. Son regard finit par tomber sur le nettoyant pour vitres et le chiffon en microfibre que j'avais laissés sur le sol dans l'intention d'effacer le mot tagué sur ma baie vitrée, avant de me rendre compte que le mot en question n'avait en fait jamais existé. Enfin, j'espère.
- Ne me dites pas que vous êtes une de ces maniaques qui nettoient leurs vitres étincelantes tous les jours après avoir pris leur petit déjeuner à cinq heures du matin ?
Je me pince l'arête du nez, tentant de garder mon calme.
- Vous, on peut dire que vous savez parler aux femmes. Et après c'est moi qui suis un cadeau du ciel, hein ?
- Vous ne répondez pas à la question, en attendant.
- Mais parce que je me moque bien de savoir quelle opinion vous avez de moi. Si ça peut vous faire plaisir de penser que je me lève tous les matins à cinq heures du matin pour astiquer ma baraque, grand bien vous fasse.
Nous prenons l’ascenseur qui nous dépose au rez-de-chaussée. Mon Electrover est sagement garé devant la porte, à l’emplacement 23. C’est un engin qui existe depuis bientôt quinze ans et qui a remplacé les voitures électriques, encore trop dangereuses et inconfortables. C’est une sorte de voiture sans roues, survolant le sol grâce à un système d’électroaimant. Il se manœuvre tout seul et n’a pas de volant. J’ai juste à donner l’adresse pour qu’il nous y conduise, toujours sans encombre.
Existe-t-il une frontière entre l'imaginaire et le réel ?
Je regarde cet homme qui ne me laisse décidément pas insensible un instant à lui dire ce que j'ai sur le cœur. Mais je sais pertinemment que ce serait égoïste de ma part, que je dois garder tout cela pour moi... Pour l'instant. Je sais que ces mots qui flottent entre nous sont partagés, mais qu'ils doivent rester silencieux.
Je n'ose pas ouvrir les yeux ni me déboucher les oreilles pour autant. Je me sens plus en sécurité dans ma bulle d'ignorance.
Sam s'assied sur le dossier de mon canapé et je dois me contenir pour ne pas le pousser et me délecter de le voir rouler-bouler en arrière.
- Vous allez mieux ? Plus de délires et autres hallucinations ?
Honnêtement ? J'ai pitié de lui. Il ne sait même pas qu'il n'existe pas... Et pourtant, c'est lui qui me prend pour une folle.
Je me penche en avant, curieuse malgré moi.
- Sérieusement ? Vous êtes persuadé que vous êtes réel ? Que vous êtes vraiment à bord d'un vaisseau qui va atterrir sur une nouvelle planète ?
Docteur Sam plisse les yeux et me fixe en silence pendant un moment, sondant mon regard. Sa main frôle le pistolet neuroneutralisant pendu à sa ceinture.
Comprenant immédiatement que j'ai commis une erreur, j'éclate d'un rire joyeux qui le fait sursauter. Ça y est, s'il ne me croyait pas folle, maintenant je suis sûre qu'il n'a plus aucun doute.
- Je plaisante, dis-je en faisant mine de trouver la situation hilarante. Non, docteur, plus de délires ni d'hallucinations. Mis à part cet affreux mal de tête, que je vous dois certainement d'ailleurs, tout va bien.
Il laisse échapper un discret soupir de soulagement.
- Vous m'avez fait peur, j'ai cru que vous replongiez.
Si tu savais, mon pote...
"Ces trois mots que je ne prononcerai pas, nous les partageons durant cet instant, collés l'un à l'autre. C'est à la fois le plus inattendu et le plus réconfortant des adieux."