C'était une bonne idée de plus manger pour essayer de se faire remarquer, mais ça ne s'est pas passé comme prévu. Prenez l'autre con, Siméon le Stylite. Comme il est dit dans le bouquin, il passait parfois des quarantaines de jours sans manger, sur le sommet de son parvis, et les morbides accouraient de toutes parts pour contempler le spectacle d'un homme ratiboisé sur le parvis, que les vautours lorgnaient de loin. On l'applaudissait mais quand ce sont les bonnes femmes qui s'y mettent à ne plus bouffer, voilà t'y pas que les grands prélats de l'église se ramènent pour crier à l'imposture ou à la sorcellerie.
La femme, c'est bien clair, ne peut rien faire de bien mais pire que ça, on lui interdit même de faire des trucs mauvais et méchants. Pourtant, c'était le seul truc qui lui restait pour parvenir à l'existence. Mais les mecs, non, ils ont rien qu'envie qu'on fasse des trucs qui vont dans leur sens à eux. C'est ce qui ressort de cette étude menée par Rudolph Bell, après avoir étudié les vitae de saintes sans faim ayant vécu en Europe occidentale entre le 13e et le 17e. Il observe par exemple que l'apparition du cloître féminin permit aux femmes de se rebeller contre leur condition sociale. Les mecs avaient peut-être espéré qu'ils avaient créé là un poulailler ; en fait non, les femmes s'organisèrent pour que ce lieu devienne le refuge de celles qui voulaient conquérir leur réalité individuelle, refusant leur destin de fonctionnaire de l'homme et de sa culture, se grisant d'une autonomie nouvelle dans une institution bénéficiant de la reconnaissance sociale. de même, les ordres mendiants permirent aux femmes de développer une nouvelle forme de religiosité. Faut dire que depuis le 5e siècle de notre ère, suite à
Saint Augustin et l'engagement massif de l'Eglise dans les institutions du monde séculier dominées par les hommes, les doctrines misogynes de saint Paul furent valorisées pour introduire dans la chrétienté des idées négatives sur la féminité. Si les femmes avaient eu un rôle actif dans les affaires de l'église aux premiers siècles de l'ère chrétienne, ça ne dura pas longtemps.
En ne bouffant plus, en poussant le modèle de la sainteté jusqu'à ses retranchements, Rudolph émet l'hypothèse que la sainte anorexique se rebelle contre un christianisme misogyne qui a voulu l'assujettir. Les rôles assignés par la hiérarchie masculine sont salopés. Les mecs vont arrêter de leur dire ce qu'est la piété féminine. Crever de faim, oui, si cela permet d'ouvrir de nouvelles voies à l'expression religieuse féminine. Ce comportement de jeûne saint se répandit rapidement dans les familles, ce qui laissait bien supposer que la femme ne souffrait pas de la domination masculine dans la seule sphère ecclésiastique. Les vieux papes et prélats, affolés par cette débandade incontrôlable, durent bien y prêter quelque peu attention. Ayant crié au diable et voyant que ça ne changeait rien, ils furent contraints de s'intéresser plus longtemps à ces petites garces et à leurs supposés miracles. Ils s'aperçurent alors que la sainteté chez une femme qui jeûne n'était pas le signe de son élection divine mais la conséquence de sacrifices imposés par sa propre volonté. Point positif : la femme pouvait avoir une spiritualité intérieure et se présenter comme un sujet créateur de sa destinée. Point négatif : le jeûne ne permettait plus de se faire reconnaître comme sainte, il fallait entuber les mecs autrement. Au 17e siècle, le pape Urbain VIII établit en effet des procédures officielles de la canonisation avec des exigences formelles. Les catholiques, tous possesseurs de bijoux de familles lourdement ignorés, optèrent pour un modèle de sainteté féminine basé sur celui de la bienfaitrice, et pas de l'anorexie sainte. Fallut pas attendre longtemps pour que la proportion d'anorexiques saintes diminue. Maintenant, leur reconnaissance sociale ne pouvait s'établir qu'à condition de verser la soupe populaire et de trier des vieux habits puants au secours catholique. Les mecs avaient obtenu ce qu'ils voulaient : les comportements morbides se recyclaient maintenant au profit d'activités profitables à tous.
Rudolph voit là quelques ressemblances avec le phénomène moderne de l'anorexie. Même si ces saintes ne présentent pas un tableau clinique qui correspond en tous points à la nosographie moderne, la logique reste la même. En se tournant vers ces femmelettes des siècles anciens, Rudolph dément la théorie réductrice qui assimile l'anorexie à un phénomène de mode médiatique. Il accuse ce genre de réduction d'une soumission au modèle explicatif masculin. Après tout, il est plus rassurant pour tout le monde de dire que les anorexiques sont des putes qui ne pensent qu'à être baisables plutôt que de dire qu'elles utilisent les sévices corporels pour refléter l'horreur du monde qu'elles perçoivent, et que les autres semblent tolérer tranquillement (on sait bien qu'en fait c'est plus compliqué). Auriez-vous pu supporter de voir
Catherine de Sienne nettoyant les ulcères d'une cancéreuse, recueillant soigneusement le pus dans une petite écuelle et la portant à ses lèvres pour la boire entièrement ? On raconte que cette nuit-là, Jésus lui apparut et, pour la récompenser, il l'invita à boire le sang qui coulait le long de son flanc perforé. Les anorexiques modernes sont moins sanglantes mais offrent un spectacle qui, dans sa quotidienneté, n'est sans doute pas plus réjouissant.
Rudolph ne valorise pas l'anorexie comme moyen privilégié de se révolter. La plupart des meufs ressentent l'écrasement de la structure patriarcale mais certaines s'en accommodent ou lui font la nique autrement, sans morfler par la faim. On a beau étudier la vie des saintes anorexiques et des patientes hospitalisées, on ne sait pas trop pourquoi elles ont développé ce genre de comportement. Tant pis. Ce que Rudolph Bell souligne c'est que l'anorexie ne sera jamais une réponse pleinement efficace. « Caricature tragique de la femme affranchie, autonome, mais incapable d'intimité, poussée par l'idée du pouvoir et de la domination », l'anorexique lutte pour se dégager de l'emprise des hommes et exprimer son identité, mais elle le fait en collaborant avec les modèles de réussite sociale imposés par les hommes. En étudiant le phénomène de l'anorexie sainte, on remarque que lorsque la définition de la sainteté se modifia, l'incidence de l'anorexie sainte diminua : « Lorsque la capacité des saintes à accomplir des bonnes oeuvres fut finalement reconnue, le phénomène de l'anorexie sainte disparut en grande partie. le jeûne perdit tout attrait pour les femmes catholiques lorsqu'il ne représenta plus un moyen efficace pour parvenir à la sainteté, cet état hautement valorisé ». Alors bon, voilà, peut-être bien que si les idéaux culturels et sociaux qui définissent la femme moderne (libérée, LOL) évoluent, l'incidence de l'anorexie mentale diminuera (pour un temps). Enfin, bon, ça c'est un mec qui l'écrit.