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Critique de Tandarica


Quelques mots d'abord sur Tchernovtsy, la ville de naissance d'Itzik Manger. Elle est aujourd'hui ukrainienne, d'où son nom. En allemand, puisqu'elle a fait partie de l'empire austro-hongrois jusqu'en 1918, c'est Czernowitz, nom qu'on emploi le plus souvent en français, et en roumain Cernãuți. Entre 1918 (environ, puisque les droits de la minorité juive ont été progressivement intégrés dans la loi) et l'approche de la seconde guerre mondiale, il y eut à Cernãuți, où une université roumaine fut implantée, une sorte d'effervescence littéraire. Rosa Ausländer y est née, Aharon Appelfeld, Paul Celan également et en l'occurrence Itzik Manger. Une de ses particularités était qu'il écrivait en yiddish, dans une ville et une langue où sévissait aussi Avrom Goldfaden et son théâtre. Il existe également une traduction française de ce livre, introuvable mais peut-être que certains d'entre vous auront plus de chance que moi. Toujours est-il que ce livre de 1965, traduction en allemand de l'original en yiddish de 1963, six ans avant la mort de son auteur, est toujours lu aujourd'hui en Allemagne et plus ou moins oublié ailleurs, ce qui est un petit miracle, d'autant plus que je l'ai eu pour trois fois rien.
Plus paradoxal encore : autant que j'ai pu trouver d'informations là-dessus, Itzik Manger se considérait comme roumain et sa patrie était plus ou moins un paradis perdu (l'homme était nuancé). Né en 1901, en 1928 il s'est exilé en Pologne, puis à Paris pour échapper aux nazis une première fois, puis en 1940 à Londres une deuxième fois. En 1951, il partit pour New York puis vécut ses dernières années en Israël. Il vivait quelque peu en dehors des innovations modernes, à l'écart, sans téléphone par exemple. Corollaire : bien qu'il ait été un des plus importants poètes de langue yiddish, voire le plus important, il était quasiment inconnu, anonyme, comme aujourd'hui en Roumanie. Son récit lui ressemble un peu, c'est une délicieuse parabole à l'ancienne (1963 c'est l'année de "Pour un nouveau roman" de Alain Robbe-Grillet !) mais profondément iconoclaste. Au départ une légende juive selon laquelle les enfants avant leur arrivée au monde sont des anges : juste avant leur naissance, un ange leur donne une pichenette sur le nez et ils oublient tout. Mais Schmuël Abe réussit à échapper à la pichenette en question (je ne vous dirai pas comment), aussi se souvient-il de tout ce qu'il a vécu au paradis et le raconte-t-il à ses parents, au rabbin et à un riche propriétaire. Son paradis ressemble étrangement à la terre avec ses défauts, avec aussi des aventures : les magiciens turcs, une nuit sur la propriété du roi David, un passage de Schmuël Abe avec son ami Pisserl au paradis chrétien, etc. C'est un peu génération désenchantée : l'amour est impossible, le couple une folie, le paradis très terrien, l'ange juif voué à l'errance. Mais ces désillusions produisent un humour roboratif, assez difficile à décrire à vrai dire : on y apprend par exemple comme un ange fait fuir un taureau, comment Jacob et Isaac se disputent toujours au Paradis au sujet d'Esaü, comment les deux jeunes anges essaient de voler une chèvre à des riches et de la donner à un pauvre pour rétablir la justice sociale et quelles sont les conséquences…
On touche ici un paradoxe particulièrement délicat : une large partie de la littérature roumaine était issue de ses (nombreuses) minorités ou de ce que même le président Iohannis appelle aujourd'hui la diaspora. Aujourd'hui, il y a de moins en moins, voire presque plus, de minorités et la diaspora, par définition, est ailleurs.
Ce qui n'enlève rien à la beauté de cette précieuse antiquité, oubliée sur sa terre d'origine, que pour ma part j'ai retrouvée miraculeusement sur celle de ceux qui furent ses pires ennemis.
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