La violence du manque empêche de dormir, de manger, de travailler, de vivre, puisque la vie s'est interrompue, brisée. Nous avons été mêlés et nous sommes désormais distincts, mutilés par ce déchirement, ce déracinement.
La rupture est une expérience physique, corporelle. Nous ressentons la douleur de la rupture qui est arrachement.
À la différence de la séparation qui laisserait chacun redevenir la part entière qu'il était déjà auparavant, comme le rappelle l'étymologie, la rupture est une déchirure. Elle ne retrouve que rarement les contours nets de chacun. On ne rompt pas comme on découpe le long des pointillés, respectant soigneusement le patron qui reprend notre forme exacte. On déchire dans le tissu d'une vie commune où les identités des uns et des autres se sont si étroitement mêlées que plus personne ne sait vraiment où il commence et où l'autre s'arrête.
Partir, c'est rompre deux fois, avec celui que l'on était et avec une certaine illusion, celle de se sentir à sa place quelque part (page 12).
... la mort de l'autre est une "mort dans l'âme". Autrui meurt d'abord dans notre tête, parce qu'il est devenu trop différent de lui-même, nous tirons un trait sur notre relation avec lui, sur la relation telle que nous la connaissons. Celle-ci change de modalité ou cesse tout à fait.
C'est parce que nous tenons encore à notre passé et que nous croyons tenir aussi grâce à ce passé que rompre nous est si coûteux. Il faut alors être capable, non pas de véritablement l'oublier, mais de le transformer, "donner une nouvelle configuration à des formes brisées", dit Nietzsche, la faire surgir de soi. La rupture est créatrice si elle se saisit de ce qu'elle brise. Peut-être cette "force plastique", cette puissance à créer une nouvelle forme de vie nous sauve-t-elle. Elle tient dans la capacité du sujet à réinventer son existence ou son identité en rompant avec les éléments mortifères du passé.