Sans amour, on est invisible à soi-même.
Le cœur serré, je comprends que le nom véritable est inutile. Norma Jean absorbée en Marilyn Monroe. Sandy Allen, La Plus Grande Femme du Monde. Pseudonyme et périphrase. Du pareil au même ! La vierge monstre, la playmate sexy. Idem.
Ces deux petites filles de pères inconnus, de mères absentes ou folles sont devenues de la chair dont on fait les rêves ... Saisies dans leur corps, sa perfection ou sa difformité, prisonnières de leur peau.
Un borgne à l’oeil de verre, un obèse boiteux participent autant à la magnificence du monde. Non par principe, posture ou compassion, mais en vérité par le juste exercice du regard. Il reste à l’apprendre en voyageant à la recherche de soi. On a si peu de temps pour apprendre à voir avant de fermer les yeux !
1955. États-Unis. Einstein et Jams Dean meurent : en noir et blanc, les images du vieillard à la peau râpeuse tirant la langue, du jeune homme en blouson de cuir sont estampées dans la mémoire collective, proclamées immortelles - enfin, pour un bon bout de temps. Idem celle de Marilyn au-dessus de la bouche d'aération. Idem celle de Rosa Parks, le regard pétillant et courageux, derrière des lunettes de cercle métallique. Ou bien, in fine, s'il n'y en avait qu'une à retenir, je me détermine pour l'insoutenable photo du visage mort, l'oeil hors de l'orbite, les chairs noyées, ravagées, étrillées, hachis et marmelade, la figure impossible, sans âge, sans sexe, où ne subsiste que la forme du nez, le souvenir du front, la frange bouclée des cheveux d'Emmett Till, gamin de Chicago lynché pour une ébauche de flirt avec une femme blanche dans un patelin du Mississippi.
On a si peu de temps pour apprendre à voir avant de fermer les yeux.
Elle grandit. Ça ne s'arrête pas. Est-ce que ça va s'arrêter ? Qui a déjà entendu une histoire pareille ? A la fin du livre Alice se réveille, Sandy n'habite pas dans un livre. Personne ne peut l'aider. Ni dans sa peur de mourir bientôt ni dans l'angoisse de cette vie à gagner, seule de son engeance.
La beauté relève de l'éternité [...]. En 2004, la JAMA Pediatrics s'interroge sur la légitimité à réduire la croissance des enfants polyhandicapés afin qu'ils deviennent de petits adultes plus faciles à manipuler, soigner, laver, déplacer. Tout le monde veut que tout le monde soit beau et heureux.
Et la Terre tourne.
Tout simplement, les nouveaux monstres sont les aberrations et ratés de la Nature. Leur existence ne révèle que l'existence du hasard sous forme d'un grain de sable se glissant dans la mécanique du vivant, ces êtres sont au sens propre des ratés, ils ne signifient rien mais incarnent à rebours la puissance absolue des règles. Le hasard s'unit à l'absurde, la science exposée accouche des freaks.
J'écris pour toucher le réel. J'écris pour atteindre l'homme boiteux à travers cette fumée de compassion et de dégoût. [...]Ils ne mendient pas. Ils tendent un miroir à notre intime infirmité, ils nous vendent un retour sur notre pauvreté fondamentale. Autant dire que leurs affaires vont mal.
On l'aime beaucoup. (Aimer est un verbe qu'un adverbe tue plus sûrement qu'une balle.)