On n'apprend pas l'humilité par l'humiliation.
Elle tenait à tout laver à la main, parce que « les habits savonneux, c’est mauvais pour la peau ».
Ce que je savais — et aurais préféré ne pas savoir — ne pouvait pas être dit. Il était impossible de changer l’histoire que nous partagions, impossible d’être mère et fils au grand jour. Et cette impossibilité n’avait rien d’un obstacle — c’était une chance, plutôt.
« Ce qui se passe entre un homme et une femme, nul ne le sait. » Il regarda dehors. « C’est un secret auquel eux-mêmes n’ont pas forcément accès.
Je n’exprimais jamais d’opinion excessivement tranchée ou rigide, sauf si c’était là le seul moyen de ne pas me faire remarquer. Et lorsque quelqu’un critiquait le racisme des Anglais ou faisait subtilement montre d’une certaine autosatisfaction à compter parmi ses amis un Arabe à la peau sombre, je faisais tout simplement semblant, comme quand une personne âgée lâche un gaz, de n’avoir pas entendu.
Je n’étais pas au Caire et l’étroit canal n’était certainement pas le Nil, mais je tentai de m’imaginer vivre ici, face à cette vue, jour après jour.
À chaque respiration, la pointe de ses seins pressait contre la mince cotonnade. Ses lèvres souriantes luisaient sous la caresse de la lampe de la table de chevet. J’étais sûr de moi. Mon cœur ruait comme une bête prise au piège. Mais mon courage se limita à passer mes doigts sur mes propres lèvres. Elle ouvrit les yeux à cet instant précis et son regard se posa avec insistance sur ma bouche. Contrairement au mien, son corps n’était pas à la traîne de ses pensées : elle se redressa et m’embrassa sur les lèvres. Le brandy l’avait-il emmenée ailleurs ? Étaient-ce les lèvres de mon père qu’elle embrassait ? Je n’aurais jamais deviné que l’horreur et l’extase pussent être si doux et si puissants.
On n’apprend pas l’humilité par l’humiliation.
Un grand vide emplit peu à peu la place de mon père. Il me devint insoutenable d’entendre son nom. Ça devait être pareil pour Mona car elle non plus ne le mentionnait guère. Parfois, on aurait presque pu imaginer qu’il n’avait jamais existé. Et pourtant, chaque matin, au moment d’ouvrir les yeux, je me réveillais persuadé qu’il était là, que je le trouverais à la table de la salle à manger, une tasse de café à la main, en train de lire le journal plié sur ses genoux.
Je savais que Papa n’avait pas de travail, qu’il n’avait pas besoin de travailler pour vivre, qu’il avait hérité une grosse somme d’argent de son père, dernier d’une longue lignée de négociants en soie : on avait sur l’étagère un livre écrit par celui qui était à l’origine de tout, Mustapha pacha el-Alfi, une chronique de ses longs et laborieux voyages vers la Chine quelque six cents ans plus tôt. Et, naturellement, je pensais que tous les pères étaient comme le mien : le peu de temps qu’ils passaient chez eux, tels des guerriers entre deux batailles, devait être consacré au repos et à la lecture, enfermés dans leur bureau, avant qu’ils ne retournent à l’obsession secrète à laquelle ils étaient dévoués.