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Critique de oblo


oblo
22 novembre 2020
Martel a un problème plus gros que la fermeture prochaine de l'usine dont il est la figure syndicale prééminente. Pour payer la maison de retraite de sa mère, pour se payer quelques extras, Martel a tapé dans la caisse des solidarités. Et, pour se refaire, pour garder intact le respect que lui vouent ses collègues, Martel a trempé dans une affaire louche. Aidé de Bruce, un jeune intérimaire à la fois bodybuilder, toxico et petit dealer, Martel a enlevé une jeune prostituée de Strasbourg pour la livrer à deux trafiquants du coin. le coin ? Les Vosges, ses montagnes, ses hivers, ses plans sociaux de licenciement, ses bourgs ruraux désertés par les commerces, sa jeunesse qui n'attend que de partir et rêve de Nancy, Strasbourg ou Paris. Aux animaux la guerre est un pur roman noir, laissant apparaître sous le vernis d'un plan foireux puant l'argent et la violence, le paysage social dévasté d'un pays qui meurt à petit feu. le pays ne fait pas que perdre les emplois, si chers aux Unes des journaux et aux discours politiques : il perd aussi son âme, en brisant entre les générations le lien tissé par une histoire supposée être commune : celle des luttes sociales et celles des espoirs en un avenir meilleur.

Il fallait sans doute à Nicolas Mathieu trouver une trame narrative suffisamment dynamique pour séparer son propos de celui d'un essai de géographie ou de sociologie. Pour ce faire, le roman noir apparaît comme le genre idéal. Derrière l'aspect bien tranquille et presque ennuyant des montagnes vosgiennes, l'auteur montre les mêmes errements que dans n'importe quelle partie du pays : la recherche d'amusement, le désoeuvrement, la quête de paradis artificiels ... Tout cela nourrit une clique de petits trafiquants, reliés à des réseaux plus importants, plus violents aussi. Ainsi ce roman noir s'appuie sur une galerie de personnages à la fois crédibles et atypiques, à commencer par Bruce, un jeune homme bodybuilder, idiot attachant et volontiers violent lorsque les circonstances le lui imposent. Lui-même est en relation avec deux frères, les Benbarek, caïds d'envergure régionale, invisibles durant tout le roman, évoqués seulement comme une menace féroce. Les besoins en argent de Martel l'emmèneront jusqu'à Strasbourg, dans le monde de la prostitution forcée, où apparaissent les figures inquiétantes de Viktor Tokarev, de Jimmy Comore ou encore d'Ossip. C'est parce que la fille que Martel et Bruce enlèvent s'évade de la Ferme - la maison familiale de Bruce où règne le grand-père Pierre Duruy, un ancien de l'OAS et de l'Algérie française - et que celle-ci est recueillie par Rita, l'inspectrice du travail chargée du suivi du plan social de l'entreprise Velocia - où travaillent Martel et Bruce, Martel ayant même l'occasion de flirter gentiment avec Rita dans le cadre de leurs relations professionnelles - que se met en place un puzzle narratif dynamique. Tous les personnages semblent avoir une relation double entre eux : celle de la vie normale d'une vallée vosgienne, celle des cheminements troubles vers des ennuis assurés. Par exemple, Bruce est admiratif de Martel, dont il cherche à obtenir une sorte d'adoubement au sein de l'entreprise. Lorsque Martel a besoin d'argent rapide et facile, il se tourne vers Bruce dont il suppose les relations interlopes. Bruce, en un sens, domine la relation criminelle des deux hommes, car il en est l'instigateur. Si Martel continue d'exercer son autorité sur lui, cette autorité n'est qu'illusoire, car en vérité, Martel ne maîtrise rien du tout une fois placé aux frontières de l'illégalité.

Le roman noir - et Aux animaux la guerre ne fait pas exception - a cette particularité que l'action décrite au premier plan ressort sans doute au second plan, quant aux enseignements du livre. Nicolas Mathieu a l'art et la manière de décrire ces campagnes françaises marquées par l'ennui de la jeunesse, ces samedis soirs passés dans les cafés bien connus de ces villes moyennes, ces usines qui ferment car l'emploi industriel est moins cher ailleurs. Les Vosges, comme d'autres territoires français, sont les oubliées de la mondialisation, les victimes de celle-ci et des discours des hommes politiques, prompts à venir en période électorale et incapables de répondre aux sollicitations une fois élus. le combat de Martel et des employés de Velocia, Rita en a déjà vu la fin, annoncée et répétée dans d'autres entreprises de la région. Ici comme ailleurs, le monde ouvrier est mort, mais il ne le sait pas encore. La France ouvrière disparaît à grands coups de sourires désolés de DRH, de feuilles statistiques Excel, d'indemnités dérisoires à venir. Elle laisse derrière elle les souvenirs des luttes passées, des droits arrachés à coups de grève, d'histoires tragiques d'hommes et de femmes broyés par les machines, éclopés par les erreurs de process et les cadences trop rapides. Martel est de ces figures qui deviendront bientôt mythiques, ouvriers dotés d'une carrure, d'une grande gueule et d'un sens politique aiguisé. Rita est la protectrice des droits et de la sécurité des derniers travailleurs ; elle aussi, bientôt, fera partie de l'histoire. Quant à Bruce et à ses combines, son statut d'intérimaire est le pied dans la porte qui conduit à la précarisation de tous. le monde connu meurt, et en attendant, on cherche à aimer : Rita prend sous son aile la jeune Victoria, prostituée à Strasbourg ; Jordan attend un regard ou un geste de la voluptueuse Lydie Duruy ; Martel et Rita flirtent timidement.

Les combines sombres des uns et des autres ne serait ainsi que le reflet de la réalité sociale. A ce titre, le roman de Nicolas Mathieu se fait politique. le délitement de la société annoncé par la fermeture de Velocia entérine une fracture sociale profonde, qui se fait jour jusque dans les familles. A ce titre, la dimension chorale du roman est intéressante : en montrant les intérêts et les parcours des uns et des autres (entre autres, l'exemple de Jordan Locatelli et de son père, ouvrier à l'usine, est particulièrement expressif), Nicolas Mathieu entre dans l'intimité et dans la subjectivité avec une force remarquable. La langue qu'il utilise, soignée dans la description et familière dans les dialogues, ajoute encore plus de crédibilité à sa démonstration. le monde d'avant, celui des luttes idéologiques (les vieux syndiqués de Velocia) et politiques (Duruy et son Algérie française) n'existe plus. Les jeunes veulent du bon temps (Jordan Locatelli, Lydie Duruy et les autres) et redoutent de se confronter à leurs vieux parents ; surtout, ils veulent partir de ces coins où, sans voiture ou sans mobylette, on n'est rien, où les bistrots ferment tôt, où l'avenir ne s'invite même plus, faute d'espoir. Avant de mourir, le monde ouvrier cherche des coupables : ce sont les intérimaires ou les immigrés, ou encore les Polonais ou les Chinois qui travaillent pour moins cher. le monde ouvrier ne s'effondre pas sans bruit. Cela résonne jusque dans les arcanes de partis politiques de gauche devenus impuissants ou dans celles de partis de droite qui savourent un printemps désespérément attendu. le monde est en guerre, et tout le monde est, dans ces Vosges, un peu misérable. Les loups crient et les baudets subissent. Ce monde, bientôt, sera en noir et blanc, et ce jugement est définitif.
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