Couverture épurée, titre minimal, que peut bien receler ce livre ? Un narrateur personnage avoue dès les premières lignes ce que lui contient. Il « pense à la littérature, à la musique, [qu'il] n'a plus que ça dans l'estomac » (p.9). Entrant dans un cabane pour s'abriter, il rencontre un vieil homme auquel il raconte son histoire. Sitam, jeune homme pauvre d'un quartier défavorisée, choisit de fuir Paris avec ses amis, Capu et Benji, après des attentats. Les lieux traversés, imprégnés de méfiance et de douleur, posent toujours la question de la survie : comment vas-tu gagner de l'argent pour vivre jusqu'à demain ? Les personnages ne peuvent jamais vraiment se reposer. Comme le lecteur, d'ailleurs, toujours retenu par le rythme du récit.
Le style a vite fait de prendre sa place : rythmes cassés, effrénés, dislocations et inversions à la pelle, argot parfois vieillot et bousculades imprévues. On pense à Céline et au Voyage, à la fuite du docteur Destouches dans D'un Château l'autre. le style passe sans trop d'encombres et fraie son chemin propre, mais peut s'avérer dépassé à certains moments. Je n'arrivais pas à me mettre dans la tête que le temps du récit était plus proche de moi que de Bardamu et son auteur. Il m'a fallu attendre la moitié du livre pour être convaincu, comme si peu à peu, l'auteur se rapprochait réellement d'un langage oral plus actuel, plus libre et moins encrassé de vieilleries – peut-être moins réfléchi. À d'autres moments, le livre prend soudainement des pincettes, sort quelques beaux mots qui semblent tombés du ciel. Tandis que la syntaxe, aux clauses disloquées trop présentes, s'alourdit au détriment du nécessaire. Et cela pêche parfois la musicalité recherchée du texte.
Car musique il y a, évidemment. Si Sitam n'en joue pas, il en écoute. Et même du bruit, du vacarme, quitte à lui donner le nom de musique après l'avoir vécu. On aime entendre les machines, les gens et les rues. Mais lorsque la littérature pointe le bout de son nez et qu'il y a une tentative de mélange entre les deux … aïe. Sitam pense qu'il faut écrire comme le jazz, que sa vie est une partition, etc. Autres comparaisons et métaphores. le tout, plutôt bancal. Trop distant, pas assez entrelacé, comme si des choses superposées essayaient de se mélanger, mais trop tardivement. On sent l'importance de chaque élément pour l'auteur, mais le mix des deux semblent ici encore trop artificiel. Cette note à côté du temps ne se rattrappe pas au cours du roman. J'ai cru qu'il en serait de même avec les attentats…
Les premiers qui ont lieu à Paris se font rapidement, presque discrets même, au point que la réaction de Sitam paraît démesurée. Mais passons jusqu'en Hollande. La focalisation en macro sur le narrateur et son monde font oublier le contexte de peur qui enveloppe l'Europe qui ne montre son aileron que par le biais des médias. Quand un nouvel attentat vient rappeler le danger. On s'y accroche ferme. Pile dans le temps. Sitam à l'hôpital – décrit avec une finesse terrible (« Tout l'imaginaire morbide était là, se déployant sur le gris des murs, semblant nous engloutir l'infirmière et moi », p.127) – voit défiler les blessés, attendant son tour. Pas de surplus dramatique. Lui souffre d'une maladie, il n'est pas concerné directement par l'attentat. Et on comprend ce choix de faire des attentats un motif discret, comme un objet du quotidien qui soudainement se montre, avant qu'on retourne à ses occupations. Puis Sitam narre son passage dans les salles, son propre diagnostic, le retour à soi. Soi qui est bien senti, à la fois socialement et physiquement. Maladie inattendue, qui permet de donner de la tripe à l'ouvrage. « Dans l'estomac » (p.9), enfin en voilà plus. D'autres lignes plus crues viennent réveiller des réminiscences céliniennes (ou parfois une proximité avec Artaud – « Éjaculation du mauvais sang ! La jouissance de l'insupportable », p.162 – offrant un aperçu de ce corps bouillant, malade et plein à craquer de choses à nous livrer). Ce mouvement est ici bien décrit : on voit le monde souffrir, puis on en revient insensiblement à soi, à ses problèmes. La santé défaillante s'ajoute à la précarité.
Croque-poussière. Voilà les pauvres. Les rejetés dont vient Sitam, qui gentiment, disparaissent : « le génocide des croque-poussière a commencé, lentement. Bientôt plus personne n'échappera à la bourgeoisie. [...] Bourgeois classe moyenne, bourgeois crève la dalle, mais bourgeois tout de même » (p.17). Cette pique n'est pas la seul, et l'auteur rend avec force les idées révoltées de certains personnages, les critiques cyniques contre le monde bourgeois et le sentiment de délaissement par les politiciens. de la colère, mais pas au point de ressentir quelqu'un de « furieux permanent » (p.162) en Sitam. Suffisamment pour se sentir chauffer à l'intérieur, en tant que lecteur.
Alors que contient ce livre ? Un test, je dirais. Convaincant épisodiquement, mais surtout porteur d'un nouveau champ du possible dans la littérature actuelle. Un roman qui a le mérite de vouloir dire autre chose que de la philosophie au rabais et du développement personnel romancé. Un premier coup, juste de quoi étourdir un peu. Un style à affiner, des éléments à lier avec plus de profondeur, pour que la musique dépasse le rang d'outil formel et prenne chair. Une légèreté à travailler encore, pour que cette phrase : « le plus terrible doit être léger pour accéder à la musique » (p.177), sonne juste au sujet de la prochaine surprise – j'espère plus virulente encore ! – que réserve
Hector Mathis.
PS : je tiens à souligner le beau travail d'édition qu'offre la maison Buchet/Chastel, la présentation du texte est impeccable !