J'aime aussi les miracles quotidiens : le murmure de mes amis, le soir, les feux de genévriers qui fument dans les fourneaux d'argile, la nourriture monotone et grossière, la vie dure et simple, la satisfaction de n'accomplir qu'un acte à la fois : quand je saisis ma tasse d'émail bleu je ne fais rien d'autre.
Je m'insère dans ces montagnes comme une mousse croît. Je suis ensorcelé. Les pics aveuglants, l'air sonore comme une trompe, les bruits de la terre et du ciel dans le silence, les oiseaux funèbres, les bêtes mythiques, les drapeaux, les immenses cornes et les anciennes pierres sculptées, les Tartares primitifs, avec leurs nattes et leurs bottes de laine, la glace d'argent de la Rivière noire, le Kang, la Montagne de Cristal.
A l'aube, lorsque vers l'est le bleu-noir vire à l'argent, la lune descend à l'ouest avec la nuit. Dans des rayons de soleil glacé, quatorze pigeons viennent picorer dans la cour, pâles oiseaux gris-bleu à la queue barrée d'une large bande blanche qui accroche la lumière tandis qu'ils s'abattent sur les murs froids.
La neige rougeoie sur l'autre rive; les rocs et les pics, les méandres noirs de la rivière, les glaciers, le ciel, les étoiles, l'immensité, tout résonne comme la cloche de Dorje-Chang.
La nuit venue, Mars brille à l'orient, et bientôt la pleine lune suit la voie du soleil de l'est à l'ouest à travers le ciel bleu-noir.
Tout autour de moi, roc, pics enneigés, grands oiseaux, rivières noires, quels mots peuvent décrire tant de splendeur sonore?
Les pinacles de glace qui nous dominent réfractent les rayons du soleil, des escadrilles de craves noirs dansent au-dessus du gouffre; la lumière et l'ombre s'interpénètrent sur le sentier dans l'omniprésence du Présent.
Peut-être ne verrons-nous jamais le léopard des neiges au cours des journées qui nous restent, mais il semble certain que lui nous verra.
A quoi rêvera-t-elle jusqu'à l'aube et son départ pour l'interminable récolte des bouses? Peut-être est-elle assez avisée pour ne pas penser et se contenter de s'adonner à ses activités de survie, comme une louve; survivre est sa façon de méditer.
Je suis étendu sur le ventre à l'abri du vent, et la montagne tiède qui respire à mon rythme semble m'accepter.